GENEVIEVE LEVINE A LU « J’AURAIS PREFERE BAUDELAIRE HEUREUX »
(PAR GENEVIEVE LEVINE)
Nous autres, contributeurs de l’1Dex Mag, le savons bien : Béatrice Riand a pour obsession de faire parler les autres.
Aujourd’hui, pour la première fois, elle parle d’elle-même. Mais ne se risque pas pour autant à un récit à la première personne. Dans la majorité des chapitres, pas de « je », encore moins de « nous » ou « vous ». Pourquoi cela ?
Le plongeon dans la chair dont nous sommes tous faits serait trop abrupt. Chair trop tendre aux canines des molosses.
Un bête « je » n’offrirait pas une trame suffisamment épaisse au motif de l’émergence – pas à pas – d’une femme. Emergence et non pas destin.
Nous sommes en présence d’un récit qui doute de l’habitabilité du corps. Il parle donc en « elle ».
Celle qui apprendra l’opiniâtreté, qui bravera la loi du silence, qui se nourrira d’une vibrante révolte, nous livre dans « J’aurais préféré Baudelaire heureux », une vérité mi-secrète, mi-publique.
Au départ, le texte nous promène un peu, comme s’il cherchait à nous piquer au vif à notre insu.
Les friands de psycho-généalogie s’empresseront-ils d’y thématiser le parcours intra-familial de la peur et de la colère ?
Les féministes salueront-ils le joyau d’écriture féminine auquel se livre l’auteur dans son chapitre quatre, posé là comme un beau nuage qui respire? Un chapitre où le « je » fait sa réapparition – momentanée.
Nous autres contestataires y verrons-nous une fresque du Valais au tournant du millénaire ?
Tous auront, à leur manière, raison. Mais je leur déconseille d’en rester là. On est loin du journal intime ou du témoignage.
Les pronoms personnels, toujours à la troisième personne, toujours elliptiques, entraînent êtres humains, pierres, murs décrépits, dans un même tourbillon. L’écriture cherche un sol, un socle, un parterre où poser le pied. Béatrice Riand va à l’ultime de cette démarche.
« Un désir qui serpente pour mieux se perdre et s’oublier, et puis ressurgit dans un ailleurs vierge. »
Certaines plumes ont produit des romans-fleuves. Sous la plume de Béatrice, les mots eux-mêmes sont des fleuves, charriant leur lot d’émotions, de rage et d’amour. Cet amour qui circule si peu, trop peu, entre les êtres.
« C’est par les mots, mais sans les dire, qu’elle montre sa peine. Immense. »
Engloutis dès l’aube de la vie, les mots ont maintenant trouvé un chemin. Les mots se bousculent, et à partir d’eux l’auteure rêve d’assembler « un bijou scintillant et coupant ». Voilà qui est fait.
Mais de quoi s’agit-il ? D’une décennie passée à demander justice.
Injustices. Harcèlement au travail. Les mots, ceux des autres. Prolongés de gestes, ils entraînent la narratrice dans un désert où le pied qui se pose rencontre « la boue », « une mare de sel ».
« Taire l’injustice (…) c’est renoncer à faire partie du règne humain, pour devenir une ombre. »
Lors des audiences dans « le bâtiment beige et blanc », la boue devient « marécages ». Mais la lutte continue.
Jusqu’à la conclusion qui nous offre cette magnifique syncope[1]: « Elle se relève, et je suis debout, j’ai perdu le vide en chemin. » Premiers et derniers vrais « je » de ces 240 pages. Un corps à nouveau habité. La métaphore, et non pas le destin, s’est accomplie.
[1] En musique, la syncope est à la fois suspension et anticipation, fragment de temps mis entre parenthèses. J’ai plaisir à appliquer ici cette notion à la création littéraire.