Ces gens-là : la recherche du juste témoignage

Le témoignage est toujours une expérience de dévoilement, un acte fort impliquant de s’essayer à la narration d’un indicible fondamentalement intime, d’une expérience passée qui pourrait pourtant à chaque instant se profiler comme un présent inquiétant. On se confie, on fait confiance, ou du moins on s’y essaie, malgré les doutes. Qu’en pensera l’autre ? Me croira-t-il ? M’entendra-t-il seulement ? En sus de ces craintes, la parole « libérée » provoque de nombreuses réminiscences « nauséabondes » que l’on se doit pourtant d’affronter. Des images, des sons, des sensations qui s’emparent de la narration et que l’on tente d’apprivoiser via la parole.

Et puis en face de celui qui se livre, il y a la personne qui écoute, mais pas seulement. Elle doit s’ouvrir, ressentir, regarder (mais pas trop), répondre (mais pas trop), questionner (mais pas trop) … Sans ce partage du dévoilement, la parole serait vaine. Il ne faut donc pas minimiser sa responsabilité ; la passivité et l’indifférence sont proscrites face à la mise à nu que symbolise le témoignage d’un traumatisme.

           Nous pouvons donc imaginer sans peine la difficulté que représente le fait de narrer, de s’emparer l’espace d’un instant d’une histoire qui n’est pas nôtre. Toute trahison serait blasphématoire pour celui qui s’est confié… mais comment s’assurer que tel ne sera pas le cas ? comment transmettre au lecteur une douleur formulée par un deuxième prisme ? Quel regard doit être celui de l’écrivain, quelle juste place peut-il prendre ? Quelles sont ses craintes ? Déformer le récit, en avoir une compréhension limitée ? La question fondamentale à se poser est simple : un auteur peut-il vraiment écrire l’histoire d’un autre, qui lui est étranger par nature ?

           Ces gens-là se confronte à l’ensemble des questions précédemment mises en lumière. L’ouvrage met en mots les mouvements aléatoires que les souvenirs provoquent sur la narration, et cela sans artifice aucun, sans non plus se détourner face à la montagne de travail (tant littéraire que psychologique) que signifie l’écriture d’un recueil de témoignages sur l’inceste. Certes, la beauté du phrasé imbibe chaque ligne du texte, mais la beauté de la forme aurait perdu en intensité sans une compréhension profonde de la douleur des victimes ayant eu le courage de se mettre à nu.

           Béatrice Riand nous invite à entrer à l’intérieur d’univers profondément distincts, elle nous interpelle, nous enjoint à la suivre et à regarder avec elle les visages minutieusement décrits. Rien n’échappe à son observation, chaque geste prend une signification particulière et déjà, on pressent l’horreur. Sarah Briguet a raison d’affirmer que « Béatrice est partout, son regard fait partie intégrante de l’histoire racontée ». Puisqu’elle exprime un vécu qui n’est pas le sien, comment aurait-elle pu faire autrement ? La forme littéraire de Ces gens-là a donc été pensée et construite afin que le lecteur puisse mieux s’approcher, appréhender le sujet. Un sujet qui hérisse, dégoute, embarrasse et dont on remarque sans peine qu’il est pétri par des maux silencieux qui rongent le cœur des victimes, de génération en génération. Les descriptions des abus sont eux aussi composé avec délicatesse, en tension entre trois nécessités essentielles : faire entendre la honte, le malheur, sans pour autant déformer le vécu de la personne qui témoigne et par-dessus tout, sans faire fuir le lecteur.

Par ailleurs, ces histoires, étrangères les unes aux autres et pourtant tragiquement si similaires, nous alertent aussi sur les ravages qu’impliquent ces agressions : honte, refus, silence, mal-être, dépression, échec relationnel, échec professionnel, addiction… Cette toile d’araignée de la peine, ce panel de malheurs, brillamment mis en récit par Béatrice Riand, soulignent la nécessité urgente de faire cas, de soigner et d’aider les victimes. Une ouverture est ainsi proposée dans la postface d’Yves Gaudin, qui renseigne le lecteur quant à la portée plus générale et « pragmatique » de ce recueil. Il ne faut point tomber dans un rejet absolu et stérile du « monstrueux », mis au banc de la société, mais soigner et orienter l’abuseur pour prévenir les agressions. Peut-être ainsi sera-t-il possible de faire honneur aux témoignages d’êtres dont l’enfance a été volée, reniée. 

Merci donc à ces gens-là, comme a aimé à les nommer Béatrice Riand : La guerrière. Cet homme au visage buriné. Celle qui pleure encore. L’homme de la terre. La femme trahie. Celles qui s’aiment. La fille au sac à dos. Nadia.

Vous avez témoigné. Vous nous avez aidés à mieux comprendre. Vous nous montrez le chemin. Et ce n’est pas rien.

4 pensées sur “Ces gens-là : la recherche du juste témoignage

  • 13 octobre 2023 à 13 h 17 min
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    Merci infiniment pour ce très beau texte, plein de finesse et de sensibilité!

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  • 16 octobre 2023 à 16 h 16 min
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    Tous les amis, abonnés, lecteurs et commentateurs de L’1Dex sont cordialement invités à ce vernissage exceptionnel à la Librairie La Liseuse à Sion le samedi 21 octobre 2023 dès 16 heures. A bientôt !

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  • 18 octobre 2023 à 10 h 06 min
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    Je me déguise en fantome et revenant j arrive ! Ce ballade …

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