UN LION DANS LA FORÊT

(par Olivier De Giuli)

 

Novembre 1987. – Telle une hirondelle ivre de chaleur et de soleil, j’aurai donc quitté nos montagnes défeuillées pour revenir au Sahara, afin, durant trois semaines ébloui, de conjuguer au présent le temps qui s’écoule hors de notre hivernal sablier. Apprendre ainsi, sous le regard des Touareg, à ne vivre que le moment présent, afin de le considérer toujours comme un cadeau du ciel…

C’est une histoire à la fois banale, parce que très simple, et exceptionnelle, parce qu’extraordinaire, qu’auront ainsi vécue quinze personnes, dix femmes et cinq hommes, de vingt-quatre à cinquante-trois ans, sous la houlette de Gilbert Hirschy, ce Genevois passionné de Sahara et d’Afrique, et passé maître dans l’art d’initier l’indigène d’Europe aux charmes de la vie au désert.

Jour après jour, durant trois semaines, minuscules bipèdes anéantis dans les paysages les plus divers et les plus grandioses, nous n’avions qu’à courir, à marcher ou à flâner au grand air des dunes et des ergs. A bonne distance du Niger, on notera, de Tamanrasset à Djanet, c’est-à-dire du massif du Hoggar au plateau du Tassili des Ajjer, plus de 600 km au compteur des véhicules. C’est-à-dire plus de 400 km pour les vaillants marcheurs, emmenés par Liassen, le guide touareg qui ne parlait que le tamahaq, cette langue berbère qui évoque les Phéniciens, et dans laquelle, tourné vers la Mecque, il adressait ses prières à Allah. Les coureurs, eux, un, deux, quatre ou cinq, parcourront à leur guise – sur les traces de pneu laissées dans le sable – qui 350 km, qui 250 km, ou un peu moins. Seulement pour la bonne et simple joie de courir librement (parfois deux ou trois heures sans voir âme qui vive), au cœur d’oueds à sec, parsemés d’acacias ou de coloquintes aux curieuses calebasses vertes.

Après avoir dormi sous la pleine lune ou à la belle étoile, nous avions, dès le lever du soleil, à savourer en commun, à croquantes bouchées, les fruits oubliés de la frugalité, du naturel et de la simplicité, arrosés de larges rasades d’air du temps. Jamais la moindre animosité: chacun avait su, d’instinct, qu’il aurait à vivre de ce qu’il avait emporté. Qui son exubérance, qui sa discrétion, qui sa bonne humeur, qui sa réserve, avec pour plat de base une saine et puissante aspiration à vivre. Ces moments-là s’effaceront-ils jamais de la mémoire?

Il y aurait là, inch Allah, de quoi écrire un livre qui dirait aussi, pêle-mêle, la voie lactée, l’étoile du berger, le feu de bois d’acacias, l’eau fraîche de la guerba, qui est une outre en peau de chèvre, la brise froide qui survient au lever et au coucher du soleil, et ces deux nuits où le “marchand de sable“ nous en laissa au coin des yeux. Mais encore ce couple de gazelles détalant affolées, un fennec surpris au clair de lune, des traces de mouflons, de chat sauvage, peut-être même de guépard, et celles de la craintive gerboise. Enfin, la présence bienvenue – il annonce aux caravanes le proche point d’eau – du traquet, ce petit oiseau sapé comme un chef d’orchestre symphonique.

Il faudrait évoquer aussi les peintures et les inscriptions rupestres – plus cette curieuse gravure, dite de “la vache qui pleure“ – et dessiner les rochers fantasmagoriques, énormes masses de basalte volcanique érodé. Certains matins, on les eût dits tout droit sortis d’une page de B. D. fantastique. «Regardez, dit un jour l’un de nous, en désignant de pâles montagnes qui avaient peine à se découper dans la grisaille d’un ciel de sable, regardez, on jurerait Manhattan quelques siècles après la Grande Déflagration!..

J’aimerais révéler aussi, tels que les conta un jour Ahmed, le chef des guides, certains abominables effets de l’herbe-qui-rend-fou. Voici, puisque nous y sommes. Un soir au désert, trois camions étaient survenus, qui transportaient je ne sais quoi je ne sais où : là n’est pas l’important. Les trois chauffeurs dînèrent d’un rôti de gazelle, puis ils s’en furent dormir. Mais soudain, tous trois en proie à une spectaculaire crise aiguë, on les entendit vociférer en se déshabillant, et, tout nus, s’enfuir droit devant eux dans la nuit. «Et on les a retrouvés ? – Deux oui, dit Ahmed. Mais pas le troisième…» Un silence puis : «On ne l’a jamais retrouvé. Mais un jour, on a vu un chien avec dans sa gueule un tibia humain… Et on a compris.» Qu’est-ce qui s’était passé ? La gazelle du dîner avait sans aucun doute ingéré de la fameuse herbe-qui-rend-fou, laquelle se retrouva, si peu fût-il, avec la viande du dîner. Et comme l’effet le plus étonnant de l’absorption de cette mauvaise herbe est de rendre brûlant tout contact de la peau avec un vêtement…

Il y avait aussi ces contes – «ils viennent des Mille et Une Nuits, je les ai entendus de la bouche des anciens» – qu’excellait à dire Bouhafs Beluber. Celui-ci était un petit Arabe d’une cinquantaine d’années, avec des yeux rieurs sous son inamovible chèche. Né dans l’oasis d’El Golea, Bouhafs est le chauffeur du 4×4 de tête, celui de la cuisine et des coureurs. En plein désert, à Idélès, un petit bled verdoyant – avec une vigne en pergola! – Bouhafs m’a dit, après avoir acheté pour le thé de la menthe fraîche: «De la menthe… pour l’amante…» Il a toujours une main sur la poignée de la porte des Mille et une Nuits… Lors du rite convivial du thé, il me le tendait avec ces mots: «Mon ami, mon frère… voici ton verre…» Un soir, à l’écart, il m’a conté l’histoire de Champoussa, la femme-scarabée, qui avait refusé les avances du cheval, de l’âne et du chien, préférant pour mari… un bousier, plus convenable. Il me dit aussi comment le hérisson réussit un jour à battre à la course l’arrogante autruche!

Un matin, dans sa voiture, nous avions écouté ensemble, venue d’un walkman à deux casques, de la musique touareg, et puis du rock’n roll. Mais bientôt Bouhafs, gandoura bleue et chèche blanc, m’a demandé: «Tu n’aurais pas de la musique classique?» Ainsi, pendant que les autres descendaient de l’Assekrem, en plein désert de pierres, un Saharien et un Européen ont savouré la vive mélancolie de plusieurs danses hongroises de Brahms.

À la pause de midi de la première étape, j’avais questionné Bouhafs, comme ça, à brûle-pourpoint:

– Dites-moi – je ne le tutoyais pas encore – il y a chez nous, en Europe, des gens qui pensent, et même qui écrivent, que lorsque nous venons ici, avec vous, comme aujourd’hui, ou en compétition, il paraît que nous troublons la vie des gens du désert. Qu’en pensez-vous?

Bouhafs m’avait regardé, avec un premier sourire en coin. Il avait laissé s’écouler un petit moment sans dire mot. Allait-il m’exprimer le fond de sa pensée, de leur pensée?

– Chez nous, me répondit-il, on dit: le lion, c’est bon pour la forêt, et la forêt c’est bon pour le lion…

Il continuait à sourire, avec au coin de ses lèvres comme un petit point d’interrogation. À côté, le grand et taciturne Hammoudi épluchait déjà des pommes de terre cuites, qui, avec des carottes, des tomates et des oignons, composeraient la succulente salade qu’il nous servirait tout à l’heure, puis chaque jour. Ce même Hammoudi allait nous surprendre quand il nous traduisit des inscriptions gravées sur un bout de rocher, qui dataient vraisemblablement des Guaramantes chers à Hérodote.  Nous étions des lions, ils étaient la forêt… Nous avions donc à nous entraider, pour affronter les chasseurs, les pollueurs et les bûcherons.

 

Photo : OdG en 1987, en pleine solitude enchanteresse quelque part en direction de Djanet, près de la Libye.

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