Land Art et Art Urbain mis en perspective

(PAR SEVERINE FAVRE)

 

Le Land Art et l’Art Urbain (appelé souvent Street Art) sont deux intitulés qui regroupent pour l’un les réalisations artistiques qui utilisent la nature comme lieu et matériel de travail et pour l’autre les manifestations artistiques qui se développent dans les espaces urbains. Ils sont tous deux nés dans les années soixante en investissant des lieux externes aux espaces d’exposition traditionnels. Cependant, leurs terrains de jeux respectifs diffèrent complètement. En effet, les premiers projets du Land Art se développent dans les grandes étendues désertiques du Nevada alors que les premières actions des graffeurs dans le milieu urbain se trouvent, elles, à Philadelphie puis très vite dans les espaces souterrains du métro new-yorkais.

Dès le départ, une autre différence s’impose. Dans l’Art Urbain, le thème principal de l’action artistique est le graffiti, c’est-à-dire la signature de l’artiste. Cette dernière est très travaillée, étudiée et surtout répétée. C’est l’élément marketing fort d’un acte artistique dont le but est la recherche maximum de visibilité et de célébrité pour le graffeur. Les artistes de Land Art, au contraire, ne signent pas leurs œuvres. Cet élément n’entre pas dans leur démarche artistique qui prône plutôt une prédominance de l’environnement naturel sur la figure de l’artiste.

Les artistes du graffiti sont essentiellement des autodidactes originaires de Philadelphie ou du Bronx à New York. Ils choisissent, de plus, des noms qui permettent de conserver leur anonymat : Cornbread, Top Cat, Kool Earl ou West, pour ne citer qu’eux. Ils organiseront un enseignement informel au fur et à mesure que des adeptes de ce mode d’expression se font connaître. Les précurseurs du Land Art viennent par contre du milieu artistique traditionnel, beaucoup d’entre eux du courant art minimal, comme par exemple Robert Smithson qui s’impose d’ailleurs comme le théoricien du Land art.

Les techniques utilisées par les deux mouvements se situent également aux antipodes l’une de l’autre. D’un côté l’invention de la bombe aérosol dont le transport simple et discret permet une exécution rapide nécessaire puisqu’illégale ; de l’autre, la nécessité de recourir à des moyens d’envergure, des outils et des engins de terrassement pouvant déplacer plusieurs tonnes de matériaux mis au service d’un projet au long court. Pour exemple, la construction de l’œuvre Double Negative de Michael Heizer, une tranchée de 13 mètres de large sur 457 mètres de long pour une profondeur de 15 mètres, dura de 1969 à 1970. Le Land Art avec cette masse importante de matériaux naturels, essentiellement de la terre aux débuts du mouvement, se caractérise donc plutôt par le concept d’inertie alors que les artistes urbains sont quant à eux intéressés par l’énergie et le dynamisme qui se dégage notamment des moyens de transports. Ils recouvrent de tags des trains ou des rames de métro, leurs œuvres circulant lors des trajets. De plus, l’énergie qui se dégage d’un geste artistique empreint de rapidité intéresse ces artistes car leur clandestinité forcée exige d’eux qu’ils agissent vite. En effet, l’illégalité, caractéristique primaire du graffiti art, a conduit cette forme de manifestation à composer avec l’éphémère. Leurs actions sont en effet soit effacées par les pouvoirs publics livrant une bataille contre ces nouvelles déprédations soit recouvertes par les signes distinctifs d’un autre artiste ou d’un groupe concurrent. Les Land Artistes ont, par contre, choisi dès le départ de soumettre leurs œuvres à l’action des éléments naturels, d’en jouer et d’accepter la disparition potentielle ou programmée de leur production, cette composante entropique faisant pleinement partie de leur geste artistique.

Cependant, au-delà de ces différences fondamentales, il existe tout de même certaines similarités entre les deux mouvements. Tous deux  s’approprient un espace géographique : un espace urbain humanisé pour l’un et un espace géomorphologique désertique pour l’autre. Ils produisent également une action artistique dégagée de toute valeur marchande. Ils se retrouvent enfin dans leur rapport à la photographie comme vecteur documentaire de leur projet. La photographie devient en effet le médium attestant l’existence de leurs réalisations artistiques.

Après des débuts marqués par de grandes divergences conceptuelles et peu de convergences, force est de constater qu’aujourd’hui les différences s’atténuent et que certaines actions se recoupent voire se rejoignent. Il est indéniable que la frontière, bien marquée entre ces deux mouvements à leurs débuts, est actuellement pratiquement absente pour certaines réalisations.

L’action de Philippe Echaroux en lien avec l’association Aquaverde s’inscrit par exemple complètement dans l’idée primordiale du Land Art, celle de la défense de l’environnement. Ses projections de visages sur les arbres sont d’une esthétique « Street » indéniable mais ne laissent aucune trace artificielle permanente, respectant ainsi les principes du Land Art. La prochaine œuvre éphémère de l’artiste Saype, prévue en juin prochain sur l’herbe du Champ-de-Mars, est également planifiée dans la même veine conceptuelle. Il s’agira une œuvre monumentale peinte à l’aide de peinture bio (un mélange de farine, eau, huile de lin ou charbon) sur un support naturel, avec pour objectif de soutenir une association de sauvetage de migrants en haute mer.

Les projets Street Art ont aussi gagné en monumentalité. Alors qu’à leurs débuts ils se réduisaient à une signature, ils s’orientent maintenant souvent vers de grands projets visuels, dans lesquels la signature n’est plus qu’un élément secondaire de la composition générale. La dernière intervention de JR au Louvre est une bonne illustration de ce gigantisme. Pour les artistes Street Art, la monumentalité est donc aujourd’hui paradoxalement aussi le signe d’une reconnaissance. Les œuvres monumentales sont souvent des commandes officielles qui émanent soit d’entreprises soit des pouvoirs publics. Les personnes à la tête de ces organismes appartiennent à une génération qui a grandi avec ces formes esthétiques invasives. Elles les combattent donc moins voire les promeuvent. Les exemples types sont les choix de la mairie du XIIIème arrondissement de Paris qui a créé un circuit touristique d’œuvres commanditées d’Art Urbain, ou plus proche de nous, la ville de Lausanne mandate aujourd’hui officiellement différents artistes urbains afin d’illustrer ses armoires électriques. Les rapports légalisés ont donc permis l’émergence de multiples formes artistiques dans la rue. Aujourd’hui, ce que nous appelons communément le Street Art chapeaute, en réalité, des formes très variées d’expressions. Il serait plus juste de les rassembler sous le terme d’Art Urbain.

Le Land Art se trouve également de plus en plus souvent invité à se rapprocher des zones peuplées par des commandes officielles comme pour des circuits d’exposition urbaine. Par exemple, la sixième édition de Lausanne-Jardins, qui débutera le 15 juin, nous proposera à nouveau de jeter un regard différent sur la ville. La thématique de cette année est la terre, un des matériaux privilégiés justement par les premiers Land Artistes.

L’artiste suisse Ugo Rondinone illustre ainsi cette confluence entre les deux mouvements. Ses Seven Magic Mountains sont des cairns monumentaux érigés dans le lieu historique des expérimentations Land Art : le désert du Nevada. Cependant, le fait de les avoir peints de couleurs vives à l’aide de sprays industriels les rapproche aussi de l’esthétique du Street Art et du graffiti. Dans le cas présent, Ugo Rondinone se réfère également à l’esthétique Pop Art qui influença également l’Art Urbain notamment par ses couleurs vives et saturées et par le procédé de répétition du message.

Au Texas, l’œuvre Cadillac Ranch du collectif Ant Farm a incontestablement été un précurseur en matière de lien entre les deux mouvements car, dès 1974, les concepteurs ont souhaité leur œuvre comme un espace disponible pour les graffeurs. Les voitures, en partie enterrées à la verticale, ne sont pas des œuvres de Land Art au sens strict mais leur positionnement dans le paysage nous questionne tout de même sur notre rapport au paysage et à l’action de l’homme sur celui-ci.

Il est évident aujourd’hui plus encore que par le passé que ces deux mouvements questionnent la place de l’Homme dans son milieu. Pour des mouvements ayant démarré pour l’un dans les étendues désertiques du Nevada et pour l’autre dans les entrailles aménagées de la terre, le chemin parcouru durant les soixante dernières années est immense car il est incontestable qu’à l’heure actuelle ils habitent notre quotidien.

 

Une pensée sur “Land Art et Art Urbain mis en perspective

  • 10 juin 2019 à 8 h 07 min
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    Saype expose au POPA à Porrentruy ses photos de land art . Une œuvre à même été réalisée in situ. Magnifique et magique

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