Kiki Kogelnik et Marion Baruch en Mode Suspension

(Par Sève Favre)

 

Pour les dix ans de L’1Dex, Sève Favre nous fait l’amitié de ce texte.

Le texte en mode PDF : Kiki Kogelnik et Marion Baruch

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L’univers artistique de Kiki Kogelnik et de Marion Baruch, deux artistes d’origine européenne, est marqué non seulement par l’expatriation mais aussi par un intérêt marqué pour le corps sous l’angle de la société de consommation.

  1. Vue de l’exposition, Kiki Kogelnik, Les Cyborgs ne sont pas respectueuses, 23 février au septembre 2020, Musée des Beaux-Arts, La Chaux-de-Fonds, ©MBA La Chaux-de-Fonds

2. Marion Baruch in ihrem Haus in Gallarate, Italien, Foto: Marc Latzel

Née en 1935 et décédée en 1997 en Autriche, Kiki Kogelnik quitte l’Europe en 1961 pour New York et rejoint les artistes du Pop Art. Elle se retrouve immergée dans une société de consommation en plein essor, frappée par la puissance du monde de la mode et de la publicité. Marion Baruch, née à Timisoara en 1929, quittera la Roumanie pour Israël en 1949. Puis elle voyagera à Rome, Paris ou Londres. Elle se fixe finalement à Gallarate au nord de Milan, où son atelier se trouve aujourd’hui. Son mariage la confronte à l’industrie de la mode. Marion Baruch découvre les coulisses de cet univers dominé par des hommes qui, saisons après saisons, modèlent le corps féminin et utilisent des femmes pour cette intense production industrielle.

Dans leurs œuvres, toutes deux vont mettre en perspective les conséquences de ce monde consumériste. Kiki Kogelnik est interpellée par la chosification des corps féminins exhibés sur papier glacé. Marion Baruch, elle, s’approprie les pratiques de l’industrie textile dans une forme de mise en abîme amorcée d’abord sous le label Name Diffusion, puis avec Trilogie, Mon corps où es-tu qu’elle débute en 2010.

  1. Vue de l’exposition, Marion Baruch. Retrospektive – innenausseninnen, Kunstmuseum Luzern, Photo: Marc Latzel

 

Dans cette optique, il est intéressant de comparer la série des Hangings de Kiki Kogelnik et celle des Incomplets de Marion Baruch. En effet, la première représente cette société de consommation friande de corps porte-manteau. Elle est frappée par la dématérialisation des corps consécutive à leur surexposition et leur multiplication dans les magazines. Ses œuvres d’art racontent ainsi un corps féminin sans aucune profondeur étendue sur la toile comme sur une corde à linge et peint au pochoir, technique si proche des patrons de couture. Ses silhouettes plates de femmes suspendues à des cintres, telle des leurres, ces images fantomatiques ressemblent des carcasses humaines, des dépouilles vidées de toutes vies, alignées, suspendues comme des seconde-peaux attendant d’être revêtues.

5. Marion Baruch, Viaggio organizzato (série des Incomplets), 2019 Stoffe, Photo: Noah Stolz, Courtesy of the artist and Galerie Laurence Bernard, Genève

4.Kiki Kogelnik, Untitled (Hanging), 1970, Feuille de vinyle et cintre chromé, 142 x 46 x 14 cm, © Kiki Kogelnik Foundation. All rights reserved

 

Marion Baruch, de son côté, ressuscite des lambeaux de tissus issus des déchets de l’industrie textile en les suspendant. Les titres, souvent poétiques, qu’elle donne à ses œuvres participent à leurs élévations: de rebuts à œuvres d’art.

Le passage de l’horizontalité à la verticalité signifiante est un point comparable de leur pratique artistique. En effet, Kiki trace, à l’aide d’un crayon, le contour des corps de ses proches allongés par terre puis découpe ce patron. Ces sortes de mues sont, tout d’abord multipliées voir morcelées puis utilisées pour ses peintures ou encore taillées dans des feuilles de vinyle. Marion Baruch suit le même processus spatial car elle choisit les chutes intéressantes en les disposant tout d’abord sur son lit recouvert de blanc, puis les suspend dans toute leur fragilité arachnéenne.

6. Kiki Kogelnik, 1935 – 1997, Womans Lib, 1971, Sérigraphie, 76 x 57 cm, © Kiki Kogelnik Foundation. All rights reserved

Les deux artistes ont une fascination évidente pour la coupe, la découpe. Chez Kogelnik, les ciseaux, qui sculptent, ôtent et séparent, sont parfois représentés directement sur ses tableaux. Elle les voit comme un instrument chirurgical et une arme féministe. Marion Baruch est plutôt attirée par le résultat de la découpe, de la taille. Dans les déchets de l’industrie textile, elle cherche la chute de tissus dont la composition fera rêver son œil. Si les ciseaux sont visuellement absents, les traces de leur passage sont prépondérantes dans son oeuvre.

Confronté, à ces réalisations des deux artistes, le spectateur est pris dans une ambiguïté, il hésite, s’interroge… Contemple-t-il une absence ou une présence, le plein ou le vide? Tissus squelettiques de Marion Baruch ou multiples squelettes de Kiki Kogelnik suspendus à une corde à linge, cette théâtralisation renvoie une image ambivalente de l’univers de la mode, de son industrie et plus largement de notre société de consommation. Par leurs œuvres bien que différentes, elles viennent questionner cette course vertigineuse à la production vestimentaire et à l’harmonisation des corps, induisant des effets directs sur le corps et la santé des femmes directement impliquées dans cette production.

 

Pour aller plus loin :

  • Retrouver l’univers de Kiki Kogelnik dans la première Monographie qui vient de lui être consacrée :

« Kiki Kogelnik, les Cyborgs ne sont pas respectueuses », Sous la direction de David Lemaire, Art&Fiction/Musée des Beaux-Arts de la Chaux-de-Fonds, Mars 2021

  • Admirer le travail de Marion Baruch en visitant la prochaine exposition collective du Migros Museum für Gegenwartskunst :

 « Yael Davids : One Is Always a Plural », du 22 Mai au 5 Septembre 2021 à Zürich.

Légendes Photographies :

  1. Vue de l’exposition, Kiki Kogelnik, Les Cyborgs ne sont pas respectueuses, 23 février au septembre 2020, Musée des Beaux-Arts, La Chaux-de-Fonds, ©MBA La Chaux-de-Fonds

  2. Marion Baruch in ihrem Haus in Gallarate, Italien, Foto: Marc Latzel

  3. Vue de l’exposition, Marion Baruch. Retrospektive – innenausseninnen, Kunstmuseum Luzern, Photo: Marc Latzel

  1. Kiki Kogelnik, 1935 – 1997, Untitled (Hanging), 1970, Feuille de vinyle et cintre chromé, 142 x 46 x 14 cm, © Kiki Kogelnik Foundation. All rights reserved

  2. Marion Baruch, Viaggio organizzato, 2019 Stoffe, Photo: Noah Stolz, Courtesy of the artist and Galerie Laurence Bernard, Genève

  3. Kiki Kogelnik, 1935 – 1997, Womans Lib, 1971, Sérigraphie, 76 x 57 cm, © Kiki Kogelnik Foundation. All rights reserved

 

 

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