Le Cinéma-documentaire : outil d’éducation ou d’aliénation ? « S’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme »

Ce terme de « cinéma-documentaire » laisse peut-être un lecteur curieux perplexe. En effet, le mot est trop générique, trop vague pour véritablement saisir son essence et son influence dans la création filmique dès les débuts du cinéma.

Pourtant, le « cinéma-documentaire » n’est pas simplement une suite d’images sans but esthétique et avec comme unique objectif l’assimilation d’un contenu informationnel.

C’est tout d’abord l’un des premiers genres cinématographiques utilisés par les inventeurs des caméras des premiers temps. Ces derniers détenaient déjà l’objectif ambitieux de recollecter des prises de vues de la réalité de leur temps, de leur actualité, pour pouvoir ainsi les transmettre aux générations suivantes et créer une cartographie picturale générale. Que cela soit avec Montreux. Panorama (1901) ou Catalogue général des vues positives (1901), nous devenons témoins de parades militaires, de scènes d’industrie ou de vues d’après-nature symbolisant une époque désormais révolue.

Cependant, l’idée de bâtir une mémoire collective grâce au « cinéma-documentaire » ne devient pas pour autant l’unique aspect intéressant de ce genre. En effet, il est aussi à relever que le « cinéma-documentaire » se distingue par son opposition fondamentale avec le cinéma de fiction traditionnelle. Que cela soit par le montage choisi ou le rapport des personnages à l’écran avec la caméra et le monde qui les entourent, ces deux genres cinématographiques découlent de parti pris absolument différents.

S’il l’on prend comme exemple Nanook of the North (Robert Flaherty, 1922), le cinéaste montre là à l’écran le quotidien d’Inuits. Cependant, ces derniers ont une liberté particulière face à la caméra qu’ils peuvent regarder frontalement et en grimaçant. Il n’y a ni déguisement ni mise en scène d’un quotidien factice, contrairement aux coutumes du cinéma de fiction. L’esthétique du montage de Flaherty devient aussi très intéressante analyser. Le montage est rapide, en chaîne et dans une continuité espace-temps qui permet de symboliser un rapport intriguant au monde des Inuits.

Un autre réalisateur de « cinéma-documentaire » que l’on peut souligner pour son intelligente réflexion sur le genre et Jean Vigo, avec son film A Propos de Nice, sorti en 1930. Avec cette production, Jean Vigo offre au spectateur une réflexion sur le tourisme à Nice tout en renouvelant le langage cinématographique. Le cinéaste affirme qu’il est possible d’adopter une distance critique grâce au « point de vue documenté », ce qui permettrait d’engager une réflexion plus en profondeur que le permet le cinéma fictionnel.

« … Ce documentaire exige que l’on prenne position, car il met les points sur les i. S’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela. L’appareil de prise de vue sera braqué sur ce qui doit être considéré comme un document, et qui sera interprété, au montage comme document. Bien entendu, le jeu conscient ne peut être toléré. Le personnage aura été surpris par l’appareil, sinon l’on doit renoncer à la valeur “document” d’un tel cinéma. »[1]

Ces quelques mots cités de Jean Vigo symbolisent parfaitement l’exigence que porte le mot « documentaire ». Le documentaire ne peut sincèrement exister qu’avec des plans inhabituels, un renouvellement de la vision sur l’époque qui enclenche ainsi de nouvelles pensées chez le spectateur. Dans l’intention de servir son propos, Jean s’équipera d’une caméra légère lors du tournage, ce qui lui permettra une mobilité toute nouvelle pour l’époque.

L’idéal d’exigence de sincérité des images à l’écran, combiné à son grand pouvoir de conviction ont rapidement transformé le « cinéma-documentaire » en porte-parole de grandes causes sociales. Joris Ivens, Henri Storck et bien d’autres réalisateurs ont usé de ce médium pour sensibiliser le public à l’inégalité, la misère des masses et la pauvreté.

Malheureusement, dans le contexte de montée des fascismes dans toute l’Europe dès la fin des années 20, le « cinéma-documentaire » – un courant prônant à son origine une lucidité et une transparence dans son rapport à l’image – s’est vu transformé, avec une triste rapidité, en un outil de premier ordre de la propagande. L’exemple le plus connu est celui de Leni Riefenstahl et son culte mis en scène à l’écran de l’image du Führer Adolf Hitler dans le contexte de l’Allemagne nazi. Dans sa production Triumph des Willens (1933), Riefenstahl n’hésite pas à symboliser Hitler comme un être divin tombé du ciel pour guider la Nation allemande. Le montage de ce pseudo « cinéma documentaire » ne sert qu’à exagérer encore l’aspect messianique d’Hitler.

 C’est le documentaire de l’après-guerre qui va permettre de renouer avec les valeurs originelles du « cinéma-documentaire ». Le mouvement documentaire de la post-guerre se distinguera par son aspect novateur et encore plus réfléchi, puisque témoin des dangers de détournement que peut toujours subir le documentaire. Une grande réflexion sur les moyens sera aussi débutée puisque l’évolution technique apporte à cette époque la possibilité d’une caméra encore plus légère – donc portative et plus « réelle » – ainsi que l’inauguration du son synchrone. Le documentaire de la post-guerre se désire aussi toujours plus réflexif, pour ainsi se rapprocher du monde et de ses problématiques les plus intimes.

Un excellent documentaire de cette période se nomme Chronique d’un été (Jean Rouch, Edgar Morin, 1961). C’est le synchronisme nouvellement établi qui offre la possibilité de créer ce film. En effet, le couplage son/image institue un rapport différent aux personnages interviewés dans Chronique d’un été puisque ces derniers peuvent ainsi retrouver leur voix, leur propre personnalité et intonation. Comme déjà mentionné, ce film peut être décrit comme sincèrement réflexif car les cinéastes, apparaissant eux-mêmes aussi à l’écran, discutent constamment de leur éthique filmique et de la meilleure manière de filmer le réel. Les personnes interviewées dans le film voient eux-mêmes à l’intérieur du film leurs propres extraits d’interview et détiennent la liberté de donner leur avis quant au rendu filmique.

Ce « feedback participatif » instauré par les cinéastes fragilise certainement leur autorité d’artistes et complexifie encore le vivre-ensemble de l’aspect esthétique et social du documentaire. Cependant, il instaure aussi un véritable modèle alternatif de production cinématographique et produit des réactions très intéressantes chez les participants. Par exemple, de nombreuses personnes interrogées remettent en cause la sincérité de leur émotion qui ne pourrait être qu’une conséquence d’être mis face à une caméra. D’autres mettent en avant l’intérêt de la multiplication des lieux autocritiques : la relation Noir/Blanc, la Guerre d’Algérie, l’aliénation du travail, la solitude, le traumatisme d’une jeune rescapée des camps de concentration…

En définitive, le « cinéma-documentaire » est un genre pluriel, exigeant et engagé. Les risques de détournement de ce type cinématographique ne pouvant jamais être complètement nuls, il devient donc fondamental en tant que spectateur éclairé de garder une distance critique face aux éventuels procédés manipulatoires…

[1] Jean Vigo, « Vers un cinéma social », extrait du texte prononcé par Jean Vigo au Vieux Colombier, le 14 juin 1930, lors de la seconde projection du film.

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