FC Sion. J’étais pour Servette

(PAR ERIC BULLIARD)

Eric Bulliard est un écrivain fribourgeois, grand connaisseur de football. Pour le connaître un peu mieux, le voir à MPCM en cliquant ici.

C’est sûrement parce que personne ne les aimait. Sauf mon cousin, éminent libero du FC Prez-vers-Noréaz : lui, je me souviens qu’il aimait bien Servette et moi j’aimais bien mon cousin. Les autres les trouvaient trop arrogants, ces Genevois. Des Gueules Elastiques, ils disaient, en se référant au GE sur leurs plaques d’immatriculation. Je sais, déjà à l’époque, ce n’était pas marrant. Vus de Fribourg, les Genevois, on les considérait presque comme des Français. Mais moi j’aimais bien les Français, au foot aussi. Sûrement parce que personne ne les aimait. Et Servette, c’était la classe de Favre, l’assurance tranquille de Geiger, le fier poitrail de Burgener, les boucles noires si romantiques de Schnyder, le souvenir encore tout frais de Barberis et ces noms rigolos, Kok et Lei-Ravello.

J’avais 16 ans et j’aimais, dans l’ordre, la Juventus de Platini, la France de Platini et Servette. Où Platini a failli jouer, disait-on. Ce 19 mai 1986, j’étais pour Servette : la Juve et les Bleus ne jouaient pas, c’était lundi de Pentecôte, c’était la coupe de Suisse, c’était Servette-Sion et je ne savais pas encore qu’une finale de coupe de Suisse se joue à 11 contre 11 et qu’à la fin, c’est Sion qui gagne.

Ce 19 mai 1986, je suis au Wankdorf avec un camarade de classe et son père, je ne sais plus quand on avait décidé, ni comment on avait trouvé des billets, mais on y était, excités comme des gamins, frêles et farauds comme des adolescents. Je n’ai sûrement pas dit que j’étais pour Servette et je n’ai jamais été du genre à porter des écharpes de fan, même si le grenat devait fort bien aller à mon teint de collégien neurasthénique. Mon pote, lui, aimait Tottenham et Gottéron, mais ils ne jouaient pas non plus ce lundi de Pentecôte.

Une tiaffe pas possible, ce jour-là, il me semble. Un coup de soleil sur le nez, j’en suis presque sûr. Dans le stade, je me souviens de gradins en bois, peut-être des bancs, mais ça me paraît tellement bizarre, aujourd’hui, que je suis prêt à douter de ma mémoire. Une chose est sûre : il y avait du blanc et du rouge partout. Dans les images qui me reviennent, je ne vois pas de grenat. J’entends des cloches et je vois du rouge et blanc : il devait bien y avoir deux ou trois Genevois, dans ce stade, mais je ne les ai pas vus, encore moins entendus.

Des cloches, du rouge et du blanc.

Surtout du blanc, en fait, du fendant tiède que me tend un moustachu rougeaud et rigolard.

Je suis pour Servette et je bois un coup de fendant tiède. J’ai 16 ans, le soleil cogne, mes oreilles bourdonnent, la vie est splendide, j’ai envie de hurler.

Je suis pour Servette, nom de Dieu !

Je me tais, je souris, je bois un coup. Ils me font marrer ces Valaisans.

La classe de Lucien Favre. Ils l’ont sifflé, ce jour-là, je ne sais plus pourquoi, ils devaient le trouver arrogant, un truc du genre. Mais cette classe, crénom de nom ! Ce double râteau pour mettre dans le vent deux Valaisans, ouvrir sur la gauche et, juste après, Marco Schnyder lâche une frappe enroulée, veloutée plutôt… C’est loin de nous, là-bas de l’autre côté, mais j’ai l’impression de voir encore ce ballon flotter, lentement, tendrement, et se poser dans la lucarne de Pittier. Peut-être que ce n’était pas tout à fait la lucarne, mais en tout cas, c’était tout doux, presque amoureux. Un bisou dans le cou, ce but.

1-0, je jubile, je n’ose le montrer, mais je sais que Servette est trop fort, Servette est trop beau, Servette est grand.

Autour de nous, j’ai l’impression que les Valaisans ne comprennent pas ce qu’il se passe. Ils continuent de chanter, ils rigolent, ils sifflent Favre. Et puis tout à coup, c’est là, devant nous, juste devant, un grand maigre qui balance une volée en plein centre. J’ai l’impression qu’il a frappé les yeux fermés, sous la barre, au hasard, et que Burgener n’a pas bougé. Voilà ce drôle d’escogriffe, à genoux, il a des bras immenses et tout maigres. Un albatros. Il s’appelle Balet, son nom aussi est rigolo, il vient d’égaliser. Je me fais bousculer comme jamais, j’ai l’impression d’étouffer. C’est de la folie, c’est du pogo, j’adore.

Mi-temps, la vie est formidable.

Je suis pour Servette.

Je suis pour Servette…

Je suis pour…

Mais pourquoi, au fond ?

Je suis pour Servette… vraiment ? J’ai 16 ans, j’apprends la force de la foule, je me découvre influençable. Demain, la semaine prochaine, je serai à nouveau pour Servette. Mais aujourd’hui, là, en ce moment précis, tout est rouge et blanc. Des cloches partout. De la joie.

Tout est rouge et blanc, et je ne vois plus les buts, ils sont trop loin, ou il y a trop de monde, ou je m’en fous, je ne vois plus rien, que du rouge et du blanc, je m’amuse comme un dingue, je commence à aimer ces Valaisans, ils me font marrer, j’ai 16 ans, la vie est géniale, il y a ce Balet, toujours, qui marque une deuxième fois, il ne s’arrêtera plus, si ça se trouve, il va en mettre cinq, ça fait rire tout le monde, ils braillent à se péter la voix, et puis ce Bonvin, lui aussi il a un drôle de nom, il entre, il marque, et les boucles de Débonnaire sont tout aussi romantiques que celles de Schnyder, et je crois me souvenir que mon père aime bien Cina et au fond, c’est pas comme si c’était la Juventus, j’aime bien Servette, mais bon, ce FC Sion, quand même c’est quelque chose, le rougeaud moustachu chante faux, de toute façon il n’a plus de voix, il n’a plus de fendant non plus, il me crache son haleine épaisse à la gueule, mais je m’en fiche, je me marre, j’ai 16 ans, la vie est fabuleuse, on rigole quand l’arbitre se blesse et doit se faire remplacer, c’est pas souvent qu’on voit ça, et je chante, et je hurle, et je me sens ivre, je me sens Valaisan, j’ai 16 ans, la vie est splendide, et ils sont tous là, les Pittier (ce nom !), Sauthier, Rey, Lopez, Piffaretti, Brigger, ils font un tour d’honneur, et Aziz Bouderbala, si ça c’est pas un nom génial, et je les applaudis, et je ris, et le soleil cogne et demain il faudra retourner au collège et je m’en fous…

Sion a gagné, Sion gagne toujours, j’ai 16 ans et la vie est magique.

Une pensée sur “FC Sion. J’étais pour Servette

  • 28 avril 2024 à 12 h 11 min
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    Le Fendant était tiède ,mais SION à gagné.Merci la Rédac. de L’1DeX…

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