Paris 2024. Voici venu le temps de la radicalité de la nuance : Thomas Jolly n’est-il pas le disciple manifeste de Wajdi Mouawad ?

Thomas Jolly

A l’insu de son plein gré, le désirant peut-être de toute sa volonté assumée, Thomas Jolly a suscité à travers la planète entière, en France tout d’abord, mais ici et ailleurs à l’évidence, un débat vif portant sur la qualité morale et politique du spectacle qu’il a conçu à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024.

Deux milliards de spectateurs, dont quelques centaines de milliers ont bravé la pluie, ont découvert un spectacle total, représentant la France d’aujourd’hui et, d’une façon ou d’une autre, nos divers mondes.

Des applaudissements intenses et des rugissements féroces ont surgi dans la Cité, émanant de tout un chacun, diffusés à travers les réseaux sociaux et dans les médias ordinaires. Un ton péremptoire a traversé nos quartiers, louanges ou vomissements, glorification ou dégradation des intentions. On y a vu l’apologie du wokisme, la haine de la Sainte Cène, le blasphème contre les chrétiens et des monstruosités historiques pour ceux sans référence culturelle ou historique.

Gopira, Lady Gaga, Céline et les autres, fussent-ils simplement sportifs, artistes, comiques ou politiques, ont reçu leurs lots de félicitations et de dénigrements remarquables.

Mais cette bouillabaisse chaotique ne laisse que peu de place à la nuance et à sa radicalité.

Wajdi Mouawad

La nuance est souvent perçue comme une marque de subtilité, un moyen de tempérer les extrêmes et d’explorer les interstices entre les opposés. Cependant, il est crucial de reconnaître que la nuance, loin d’être simplement une dilution ou un adoucissement des positions, peut être radicale en elle-même. Cette radicalité de la nuance se manifeste par sa capacité à révéler des dimensions inattendues et à déstabiliser les certitudes établies. Dans le domaine philosophique comme dans le théâtre, notamment dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, la nuance joue un rôle fondamental en complexifiant la compréhension du réel et en offrant une profondeur narrative et morale.

Philosophiquement, la nuance s’oppose à la pensée binaire qui divise le monde en catégories rigides et mutuellement exclusives. La pensée binaire, en simplifiant la complexité du monde, offre une illusion de clarté et de contrôle. Toutefois, cette simplification peut mener à une compréhension appauvrie de la réalité et à des jugements erronés. La nuance, en revanche, invite à une exploration plus profonde des phénomènes et à une reconnaissance des ambiguïtés et des contradictions inhérentes à l’expérience humaine.

Les philosophes tels que Friedrich Nietzsche et Emmanuel Levinas ont souligné l’importance de la nuance dans la quête de la vérité et de la compréhension éthique. Nietzsche, par exemple, prône une « philosophie au marteau » [1] qui brise les idoles de la pensée simpliste pour révéler la complexité du devenir et de la multiplicité des perspectives. Levinas, de son côté, insiste sur la rencontre avec l’Autre [2] comme un événement éthique radical où la nuance devient essentielle pour éviter la réduction de l’Autre à des catégories prédéterminées.

Wajdi Mouawad, dramaturge et metteur en scène libano-canadien, incarne parfaitement la radicalité de la nuance dans son œuvre théâtrale. Ses pièces, telles que « Incendies » et « Forêts », explorent des thèmes complexes tels que l’identité, la mémoire, et la violence à travers des récits tissés de subtilités et de détails nuancés.

Dans « Incendies », que je vous invite à découvrir en urgence si cette oeuvre vous a échappé, par exemple, la quête des jumeaux pour découvrir la vérité sur leur mère les mène à une série de révélations qui défient les jugements simplistes sur le bien et le mal, la victime et le bourreau. La structure narrative de Mouawad, qui entremêle les temporalités et les perspectives, invite le spectateur à embrasser la complexité des histoires personnelles et historiques, révélant ainsi la radicalité de la nuance dans la compréhension de la condition humaine.

La radicalité de la nuance réside dans sa capacité à déstabiliser les certitudes et à ouvrir des espaces de réflexion où la complexité du réel peut être pleinement explorée. En philosophie, elle permet une approche plus riche et plus éthique de la réalité. Dans le théâtre de Wajdi Mouawad, elle offre une profondeur narrative qui défie les simplifications et invite à une compréhension plus intime et plus nuancée de l’expérience humaine. Ainsi, la nuance, loin d’être un simple adoucissement, est une force radicale qui enrichit notre appréhension du monde.

A mes yeux, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 est dans sa radicalité nuancée un moment magnifique d’ouverture, de bienveillance, de solidarité et de dialogue entre tous, dans nos inéluctables différences.

[1] La « politique du marteau » est une métaphore employée par Friedrich Nietzsche pour décrire sa méthode philosophique dans son ouvrage « Le Crépuscule des idoles » (Götzen-Dämmerung). Cette métaphore exprime sa volonté de critiquer et de déconstruire les idoles de la pensée traditionnelle, c’est-à-dire les concepts et les croyances qui ont été acceptés sans critique au fil du temps. Nietzsche utilise l’image du marteau pour symboliser une approche active et destructrice visant à briser ces idoles et à révéler la fragilité et la fausseté des vérités conventionnelles.

[2] L’Autre est toujours radicalement différent de moi, une altérité que je ne peux jamais totalement comprendre ou assimiler. Cette altérité défie toute tentative de réduction à des catégories familières ou des systèmes de pensée préétablis. Pour Levinas, reconnaître cette altérité implique accepter que l’Autre est irrémédiablement autre et que notre relation à lui est marquée par une asymétrie fondamentale.

Sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/stephane-riand/blog/280724/paris-2024-thomas-jolly-et-la-radicalite-de-la-nuance

Stéphane Riand

Licencié en sciences commerciales et industrielles, avocat, notaire, rédacteur en chef de L'1Dex (1dex.ch).

2 pensées sur “Paris 2024. Voici venu le temps de la radicalité de la nuance : Thomas Jolly n’est-il pas le disciple manifeste de Wajdi Mouawad ?

  • 30 juillet 2024 à 16 h 29 min
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    Excellente analyse! Et judicieux parallèle avec les pièces de Wajdi Mouawad. J’ai partagé des extraits de votre texte sur ma page Facebook, avec le crédit.
    Car Meta interdit de partager un lien avec les textes des médias au Canada. Pour une question de redevances… Probablement, parce que Mark Zuckerberg n’a pas suffisamment d’argent… le pauvre !

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