Il était une fois un chamois

Ce dix août, je me suis levé au petit matin. A quatre heures, j’ai pris une douche, j’ai réveillé ma fille Abigail avec la volonté d’éviter les terribles bouchons que nous réservaient le goulot d’étranglement de Valence, puis ceux de Montélimar, de Mornas, de Montpellier, de Narbonne, de la frontière espagnole, sur la route de la Catalogne. Un peu plus de huit heures de route pour 876 kilomètres. En dix minutes, le tableau de bord de la Cayenne a été connecté à une play list de Spotify. Et j’ai découvert ainsi Rodriguez et Sugar Man :

Sixto Rodriguez

Vers cinq heures trente, nous abordions le sommet du Col de la Forclaz avec Modern Love de David Bowie après qu’une Toyota blanche rugissante nous a dépassé pour affronter la descente du col vers le Trient. Nous nous réjouissions d’avoir eu le courage de nous lever très tôt. Le voyage se ferait dans la sérénité et nous anticipions un repas de midi sur une terrasse de Platja d’Aro à quatorze heures.

David Bowie

Mais les chemins qui mènent vers la Méditerranée sont parfois imprévisibles.

Peu après, une passerelle qui doit permettre aux promeneurs estivaux de traverser la route et de rejoindre un pan de forêt plus en aval un choc frontal improbable, une voiture qui ne répond plus au conducteur, deux air bags qui explosent, de la fumée dans le cockpit, un véhicule qui tremble et un arrêt imposé un peu plus bas près d’une voie d’évitement.

Abigail croit avoir vu une biche se jeter sur la voiture. Un saut d’animal franchissant un muret à gauche de la chaussée pour rejoindre son territoire de l’autre côté de la route. Les premières constatations révèlent que le moteur n’a pas explosé. Nous déduirons plus tard que la fumée grise provenait des coussins de protection. Abigail est couverte d’hématomes dans les jambes. Aujourd’hui encore elle ne comprend pas leur origine. Mon air bag, ai-je alors l’impression, s’est ouvert avec le sens du ralenti du meilleur caméraman. Le pare-brise à l’avant se présente côté passager avec une pluie d’éclats étoilés. L’avant du véhicule a été décomposé. L’animal peut-il encore être en vie ? Ma fille appelle en urgence la police. Très efficace, celle-ci réveille le garde-chasse. Le TCS ne répond pas au petit matin à l’usager. Mais l’intervenant officiel est efficace et parvient à joindre un garagiste mandaté par l’assurance. En accord, avec le garde-chasse, la police ne juge pas nécessaire de se rendre sur les lieux. Dans l’intervalle, je longe le chemin le long de la route à la recherche de la cause de l’accident. Je ne vois rien sur la chaussée, ni en contre-bas. Que s’est-il passé ? Je décide de faire demi-tour. Me retournant, à cet exact instant, j’aperçois la bête, morte. Le fonctionnaire cantonal me dira qu’il s’agit d’un chamois, femelle, de onze ans, ne portant pas. J’apprends alors qu’une trentaine d’animaux, dans cette seule région, à l’année, sont heurtés par des voitures, Mais j’ai rarement vu, nous dit-il, deux air bags ouverts après ce genre de mésaventure.

Abigail s’interroge sur ses hématomes. Le lendemain, ils ornent ses jambes et la font encore souffrir.

Le chamois n’est pas destiné à la casserole mais sera jeté dans un ravin. Sa chair alimentera des renards, des loups ou des oiseaux.

Un remorqueur transporte la Porsche et ses occupants vers un garage à Sion. Abigail songe à prendre un avion le lendemain de Genève à Barcelone, mais y renonce. Je dois rejoindre la Catalogne. J’opte pour une location. « Nous pourrions partir le dimanche au petit matin, mais évitons alors la route vers Chamonix ». Je tergiverse. Passerons-nous l’après-midi à Vercorin avec Julian et son petit frère nouveau né Zaccharia ? J’hésite. « Ecoute, Abigail, nous avions décidé de passer la journée ensemble sur la Languedocienne et ailleurs. Partons. ». Elle aussi hésite. Mais elle cède. Et nous voici avec une VW Touran reprendre le Col de la Forclaz, vers Trient, la frontière, Chamonix et le Mont-Blanc.

Sur la route, nous rencontrerons tous les bouchons imaginables, à Valence, à Privas, à Montélimar, à Mornas, à Montpellier, à Narbonne, à Perpignan, au péage avant la frontière catalane. Onze heures et trente minutes, père et fille ensemble, à travers la Vallée du Rhône, au bord de la mer, avec des arrêts dans de petits restoroutes bondés. Du café, des bonbons, des biscuits, du coca, des échanges vifs sur le rôle de l’architecture dans notre monde, sur l’incapacité des gens à débattre, sur les déviances sociales, les déroutes judiciaires, la littérature, les errements de la protection de l’enfance, le contrôle du bâti, l’être humain dans la Cité et les immeubles parlementaires dans l’histoire.

A vingt-deux heures, nous avons choisi Chez Armand, près de la Villa Eulalia, à Platja d’Aro, deux paëllas et une salade spéciale du chef, de l’eau plate.

Nous avons trinqué à ce chamois qui a partagé sans le vouloir son destin avec le nôtre.

C’est pas rien une rencontre avec un chamois avant le lever du soleil.

Stéphane Riand

Licencié en sciences commerciales et industrielles, avocat, notaire, rédacteur en chef de L'1Dex (1dex.ch).

3 pensées sur “Il était une fois un chamois

  • 11 août 2024 à 18 h 13 min
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    Près de la passerelle du circuit des Fées,le chamois n’aime pas Toyota.il préfère Cayenne.Vous avez un sacré bol ,grâce aux Fées……le circuit est magnifique.Et tout ça sans permis de chasse.Salutations.

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  • 12 août 2024 à 2 h 17 min
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    Tour est bien qui finit bien. Sauf pour l’animal, un tir de moins diront les chasseurs. Vous avez eu du courage de reprendre la route ! Bravi.

    PS sans importance – La ‘ fumée grise’ c’est le talc de l’emballage des air bags, qui semblent manquer en bas vers les genoux ‘passager’ de la ‘Cayenne’. Présents dans les Japonaises d’entrée de gamme ils empêchent le jambes et tibias de battre en arc de cercle montant vers le bord inférieur du tableau de bord et les contusions consécutives. Ou de ‘filer en chaussette’ si on glisse (dixit secouristes). Option d’achat a considérer à l’avenir ?

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  • 12 août 2024 à 7 h 39 min
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    Texte poignant, impressionnant et intense.
    Vous êtes vivants, ouf !
    Et bravo d’avoir su rebondir…

    Quand le jour se lève… des « rencontres » douces et intenses sont aussi possibles avec les animaux non-humains. Heureusement pour tous!

    On dirait bien que le passage d’un côté à l’autre comporte souvent inattendus et contre-coups…

    Longue vie à vous deux !

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