Amélie Gyger, 19 ans, du Lycée-Collège des Creusets, critique « J’aurais préféré Baudelaire heureux »

C’est en tremblant que je termine ce livre, découvert avec plaisir le 20 décembre, lors de ses dédicaces à Manor. Je l’ai choisi pour la beauté de ses premières lignes, pour la poésie dans la prose, pour l’envoûtement, avec quelques mots de la part de l’auteure pour m’éclairer, mais sans savoir ce qui m’attendait vraiment : la descente aux enfers d’une jeune femme dévouée, passionnée par la langue, prête à tout donner pour ses élèves mais freinée par le directeur, le borné, le harceleur ; son bourreau. C’est le récit cru d’une femme prise au piège dans une école qui aura vu souffrir non seulement elle, mais également tous ses collègues, une école où la parole va se libérer pour lutter contre une injustice et une oppression grandissante. Et au-delà de la profession, le récit d’une enfant, le récit d’une épouse et celle d’une mère aussi, le récit d’une maison abandonnée qui va être reconstruite, une histoire à multiples facettes, à la construction morcelée, brique après brique, morceau après morceau, pour refaire tout le cheminement, percevoir, sentir, comprendre le parcours de cette femme – l’auteure.

Le style, avant toute chose, est là pour transporter. La plume porte une très belle oralité, une certaine manière de raconter, de mêler la narration aux paroles indirectes, jamais l’un sans l’autre, entremêlés dans les pensées et les émotions : cette plume chantante anime, fait vivre, rapporte les faits dans un discours que l’on pourrait presque écouter. Il y a cette poésie, cette prose, les mots précis, incisifs qui sculptent et articulent le phrasé : ça sonne, et j’aime quand ça sonne, j’aime quand ça a du sens, c’est vrai, mais je ne peux qu’être ravie si ça chante. Les répétitions aussi, loin d’être lourdes, dans la manière de qualifier les personnages, sont maniées avec brio, et si le contenu de l’histoire n’a pas dépendu de la fantaisie de l’auteur, la ligne, la structure, elle, est brillante. Il y a ce passé, cette famille. Il y a cette maison, qu’elle va ramener à la vie. Et il y a elle, l’auteur, la narratrice. Elle et cette ruine : l’une ne va pas sans l’autre, on ne peut que le comprendre, et les extraits intercalés de cette bâtisse abandonnée et rebâtie construisent un fil rouge et permettent, d’une certaine manière, je crois, de voir l’évolution de son propre intérieur… de vide et délabré à reconstruit et lumineux, malgré la longueur du chemin.

Une critique du contenu reste délicate. On ne peut pas juger un bon ou mauvais background, blâmer le choix des personnalités présentes ou la chute de l’histoire, puisqu’il s’agit d’une vie. Bien des choses n’ont pas dépendu d’elle et c’est dans sa manière de raconter que se tient l’essentiel : la poésie, la détermination à tout dire, tout reconstruire, le moindre souffle, le plus petit frémissement. Il est vrai qu’un lecteur peu aguerri craindrait peut-être le rappel incessant des remarques insidieuses, le jugeant inutile, mais c’est à mon sens ce qui constitue l’essence même de cette œuvre. La réalité n’est pas belle, la douleur se fait lente, lancinante, et l’auteur épingle l’horreur en plein cœur, à la vue de tous, tout en allégeant le récit par ses incartades poétiques. Elle a su porter son histoire par une habile structure, retranscrire le ressenti, l’expérience, avec ses larmes, ses désespoirs, mais sans oublier les moments de joie, de victoire qui ont également jalonné ce chemin.

J’estime devoir aussi adresser des remerciements. Car au-delà de l’œuvre, des mots, de la plume, il y a mon statut de femme qui veut répondre. De jeune, de très jeune femme, qui n’a de loin pas une telle expérience, mais c’est parce que les remarques insidieuses ont déjà eu le temps de poindre qu’il me faut admirer, avec chagrin certes, sa force. Il n’y a pas que moi, bien sûr et c’est pour cela les remerciements, pour avoir livré ce combat, pour avoir continué à vivre, parce que la vie est précieuse. Pour être là, capable de raconter enfin le drame et de faire écho à ce que n’importe quelle femme a déjà pu entendre, ressentir, subir. Trop ont fermé les yeux, fermé les portes. Et j’espère alors que d’autres écouteront, ressentiront et comprendront. C’est à mon sens une autre forme de justice.

En somme, je n’ai pas envie de partir comme une voleuse avec ce que ce livre m’a fait ressentir, et de simplement répondre « Oui, c’était bien, c’était joli. ». Ce n’était pas joli. Le style l’était, mais ça n’était pas joli, ça n’est pas fait pour être joli. Mais ça a été beau, c’est vrai, dans ce que ça a provoqué en moi, et c’est pour cela que je souhaite le partager. C’est un roman plein de vérité dure et tranchante mais de joie aussi, dans l’amour, la famille, les enfants tant chéris… Souvent, il est vrai, le caractère biographique d’une œuvre tend à faire fuir les lecteurs, peut-être à cause de l’image barbante que l’on s’en fait. Mais le tour de force réalisé ici dépasse cet aspect biographique, que l’on s’imagine à tort officiel et ennuyant. C’est un roman à part entière, avec son histoire, sa structure, sa poésie, d’une universalité bluffante qui peut ainsi parler à tout le monde. A la fois un beau moment dans la musicalité de la plume et une expérience terrible, mais non pas moins nécessaire, dans ce face-à-face avec la vie.

Je suis heureuse d’avoir découvert par hasard un récit si poignant et je ne peux que vous demander, vous encourager : lisez-le. Savourez-le.
Que cette femme chérisse sa plume, et ne s’arrête pas d’écrire.

Amélie Gyger

 

 

Une pensée sur “Amélie Gyger, 19 ans, du Lycée-Collège des Creusets, critique « J’aurais préféré Baudelaire heureux »

  • 29 janvier 2019 à 8 h 47 min
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    Le borné… Excellent! 🙂

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