Qu’est-ce qu’un grand romancier ?

Il y a une bonne trentaine d’années, j’avais écrit ce texte pour une causerie à l’adresse des membres d’une université du 3ème âge.

« La seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire » (Hermann Broch).

« Une œuvre littéraire n’est belle que lorsque les veines n’apparaissent pas et qu’on ne peut pas compter les os » (Tacite).

 

 

Convenons-en sans plus attendre : le titre de cette causerie est provocateur, accrocheur, pour ne pas dire racoleur. Et tranquillisons ceux qui auraient pu penser que de ma réflexion allait jaillir la lumière. Ce qui suit n’a rien d’une bombe textuelle. A notre question, je n’apporterai pas de réponse, ni définitive ni même provisoire. Je me contenterai de poser d’autres questions, d’alimenter le débat, de faire le point.

On pourrait commencer par centrer le problème autour des romanciers en tant que personnes. Nous reviendrait alors à l’esprit la brillante formule de Marguerite Duras : « Le seul sujet d’un écrivain c’est son écriture ». Mais si on exploitait cette formule étroitement ou avec la rigueur des mathématiciens, on finirait par croire que plus un écrivain a de la personnalité et du talent, plus son œuvre a des chances d’atteindre les sommets. Ce qui n’est certainement pas faux, mais qui n’est pas non plus vrai dans tous les cas même si on sait, grâce à André Malraux, qu’un artiste n’est pas nécessairement un individu plus intelligent que le commun des mortels, l’important étant que, par vocation et par son travail, il soit plus sensible à l’art et donc aux résultats des expériences esthétiques antérieures à la sienne.

On pourrait aussi se demander quelles réponses les grands romans apportent aux problèmes métaphysiques que se pose toute société. Nous aurions alors loisir de souscrire à cette forte pensée du même Malraux pour qui le roman moderne n’est pas une simple « élucidation de l’individu » mais vise à exprimer le « tragique de l’homme ». On pourrait enfin s’en tenir aux textes par et pour eux-mêmes et se défausser habilement avec Italo Calvino qui suggère qu’un grand roman est « un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire ».

Perplexe, l’angliciste finira forcément par se tourner vers Henry James. L’auteur des Ambassadeurs a toujours été fidèle à un même principe : systématiquement emprunter à l’art plutôt qu’à la vie. Inversement, mais cela revenait au même, Borgès aimait à donner au réel, au véridique l’apparence de l’irréel, du fantastique. James postulait également (cette idée serait reprise par Sartre) que, quand on écrit, on ne doit pas avoir peur de soi. Cette responsabilité, ce courage étant la condition sine qua non du refus de l’imitation des formes passées pour que l’art existe en face du monde réel comme un défi :

« Les artistes de premier plan […] ne sont indubitablement pas ceux qui émettent le plus souvent des idées générales sur leur art, qui sont féconds en préceptes, en justifications, en formules, ni ceux qui peuvent le mieux nous exposer les raisons et la philosophie des choses. Nous reconnaissons généralement les meilleurs à l’énergie de leur pratique, à la constance avec laquelle ils appliquent leurs principes et à la sérénité avec laquelle il nous laisse rechercher leur secret dans l’illustration, l’exemple concret. »

Pourquoi Sue Brideshead et Emma Bovary sont-elles les créations de romanciers exceptionnels ? Parce que Thomas Hardy et Flaubert ont su, avec ces deux personnages, donner dans des textes de fiction une représentation définitive d’une réalité antérieure. Personne n’avait conscience de l’existence du bovarysme avant Emma Bovary.

Les linguistes, Louis Hjemslev dans ses Prolégomènes en particulier, nous mettront tous d’accord en opposant aux “ langages de dénotation ” dans lesquels ni le plan de l’expression ni celui du contenu ne constituent à eux seuls un langage, les “ langages de connotation ” dont les plans d’expression sont effectivement des langages.

Ce qui nous amènera par la petite porte à la question du style. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Ma réflexion se voulant ici peu ambitieuse, je rappellerai simplement cette boutade de Proust à l’adresse d’un correspondant que les clichés n’embarrassaient guère : « Comment pouvez-vous écrire, lui demandait l’auteur de La Recherche, une phrase comme ‘ les rouges incendies du couchant ’ ? C’est de la couleur pour un petit journal d’où, voyons, de province, non pas même, des colonies. » Le travers que Proust reprochait à son correspondant, c’était, par ignorance ou facilité, de croire que l’on peut être un écrivain avant d’écrire et que l’écriture peut se réduire à l’utilisation de prothèses. Or on sait, depuis le Contre Sainte-Beuve justement (et quoi qu’aient pu penser des idéalistes comme Benedetto Croce pour qui l’expression pouvait se mouvoir mécaniquement de l’intuition à l’œuvre), que l’auteur n’existe que par et dans l’écriture.

Écartant les pétitions de principe de Croce, Leo Spitzer, quant à lui, recherchera la manifestation de l’art dans l’écart stylistique, un écart qu’il évaluera en fonction de deux paramètres simultanés : l’écart d’un individu par rapport à lui-même et la transgression par rapport au groupe. Pour Spitzer, un grand écrivain sera celui qui en s’écartant, en s’opposant, se transformera et transformera le groupe. Par sa transgression, l’artiste transmettra son originalité, discriminera sa parole de celle des autres, tout en sachant naturellement que sa liberté finit là où le procès d’hermétisme commence.

Quelle est la nature du génie d’un grand romancier ? Dans la tradition romantique, qui dit art dit mystère. Et pour se convaincre qu’il est impossible de percer ce dernier, on peut utiliser l’analogie de la synthèse chimique des éléments : la science connaît les composants de tous les éléments mais elle est incapable de réaliser les mêmes synthèses que celles de la vie. Il lui manque la grâce qui fait qu’une phrase de Rimbaud est plus que la somme des éléments qui la composent tandis qu’un personnage de Shakespeare est éternellement plus dense que ce que chaque analyse nous révèle de lui. Cette conception perdurera et il faudra, en réaction contre ces illusions, le gueuloir de Flaubert pour se persuader qu’en littérature il n’y a pas d’état de grâce mais beaucoup d’efforts, pas d’inspiration sans transpiration.

 En outre, la tradition romantique voulait que par la création de son œuvre l’auteur transcende ses mois successifs pour accéder à un monde intemporel où la quête de l’absolu rejoint la mort dans un élan asymptotique. Que faisait, dans cette optique, Victor Hugo sinon subordonner sa sensibilité à la vérité dont il se sentait le légataire, et à la mission dont il s’estimait investi ? Le grand romancier produisait des œuvres géniales parce qu’il était capable de ne plus vivre pour lui-même, parce qu’il savait faire de sa personnalité un miroir qui reflétait la vie. Mais sa puissance créatrice consistait essentiellement dans son pouvoir exceptionnel de réfraction et n’avait que peu à voir avec le spectacle reflété. Car ce dont Hugo avait besoin – et on en reparlera dans le cas de Proust – c’était le souvenir transcendé en une réalité directement sentie. Comme tous les romantiques, il s’arrachait au présent en donnant la première place à l’imaginaire. Ce faisant, il ne peignait pas toujours ce qu’il savait mais ce qu’il voulait bien voir. Ce que concevait John Keats en d’autres termes, pour qui la vie d’un homme « d’une certaine valeur [était] une continuelle allégorie ».  En tout cas, les positivistes sauraient démystifier à leur manière l’inspiration des romantiques. Pensons à Edgar Poe qui, à propos de son poème “ Le Corbeau ”, a clairement expliqué que dans une grande création esthétique rien dans la composition ne pouvait être attribué au hasard, parce que toute œuvre fonctionnait logiquement et parce que l’artiste était un technicien tout comme Dieu, dont, par parenthèse, l’Univers n’était que l’intrigue préférée.

Puis vinrent les réalistes et autres naturalistes. Ils ambitionnèrent d’imaginer des œuvres capables de reproduire la vie intégrale avec une grande variété de personnages, avec de vastes fresques sociales, des événements historiques. Pour eux, la tâche était prométhéenne : il fallait penser un monde et le bâtir. Le génie de ces créateurs se nourrissait d’impulsions à ce point profondes qu’on a pu dire qu’ils ne savaient pas toujours ce qu’ils faisaient, comme Balzac découvrant au bout du compte qu’il avait écrit La Comédie Humaine. Sans parler d’un Dostoïevski qui avait choisi le désordre et le feu de l’inspiration aux dépens d’un univers intérieur sagement structuré. Chez l’auteur de L’idiot, il y avait assurément un “ Je ” qui ne vivait que pour “ être un autre ”, ce “ Je ” refusant les contraintes de la raison et préférant les transes de l’inspiration. Peut-on penser alors que, comme dans certains concertos de Mozart, le génie atteignait un plein épanouissement quand le démon était à l’œuvre, sans brides ? D’autres, au contraire,  élaborèrent sciemment ce qui allait devenir la vision cohérente de toute une vie, comme Zola ou, sur un mode mineur ou  atténué, Galsworthy.

A partir de Stendhal ou de Defoe, les grands romans eurent pour source une fascination dépassée. Le héros se contemplait et se reconnaissait dans un rival détesté. Et, par sagesse, il finissait par renoncer aux différences primordiales que la haine lui avait d’abord inspirées. Dans le même temps, les artistes se démultipliaient pour créer les différents protagonistes de leurs œuvres, ce qui leur permettait, selon le mot de Stendhal, « d’éprouver le plaisir de se sentir vivre à plusieurs exemplaires ». Comme Balzac ils chercheraient sans fin le secret de la vie des autres tandis que comme Flaubert ils tâcheraient de recommencer leur vie sous d’autres corps.

La plume était-elle alors l’ultime moyen de surmonter une névrose ? On peut se poser la question quand on se remémore cette confession de Jean-Jacques Rousseau :

« Mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité. Ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables, selon mon goût, afin que l’état fictif où je venais à bout de me mettre me fit oublier mon état réel dont j’étais si mécontent. »

Je ferai ici faire une pause pour m’intéresser un instant au cas des auteurs de romans policiers. Cette parenthèse est tout aussi arbitraire que tout ce qui a précédé mais elle me permettra de relativiser mon propos (qui n’avait pourtant rien de péremptoire) et elle nous donnera un avant-goût de la conclusion à laquelle je souhaiterai arriver, à savoir qu’il n’y a pas de grands romanciers dans l’absolu.

Est un grand technicien du roman policier l’auteur qui parvient à un équilibre parfait de la tension produite par la lutte entre les exigences de l’esthétique et celles de l’énigme. Autrement dit, le roman policier est d’abord la mise en œuvre d’une technique narrative, puis l’élaboration d’un genre aux thématiques propres. Lorsque le roman policier rompt avec le roman traditionnel du XIXème siècle, c’est pour enrichir la littérature au contact de la science, en maîtrisant l’inspiration. Du “ Corbeau ” à la “ Rue Morgue ” de Poe il n’y a qu’un tout petit pas. On s’est parfois demandé pourquoi les tenants du “ Nouveau Roman ” affectionnaient tant la littérature policière, en particulier celle des auteurs à la plume sèche comme une trique mise au service de la focalisation externe. C’est sûrement parce qu’avec courage (et peut-être inconscience) le roman policier fut le premier, à l’époque moderne, à faire l’impasse, par nécessité, sur le personnage. On se doute bien qu’un Goriot, une Bovary ou un Karamazov auraient écrasé, pulvérisé n’importe quel thriller.

Comment évaluer la valeur d’un roman policier ? Tout simplement dans la force de la démonstration, qui ne détruit pas l’effet artistique mais qui est l’effet artistique. Par ailleurs, on retiendra qu’il y a toujours dans un roman policier – j’utilise ici le concept de Philippe Lejeune (dont les prémisses idéologiques ne me satisfont pas pleinement, mais ceci est autre débat) – un “ pacte ” passé avec le lecteur. En vertu de codes tacitement acceptés par les deux partis, un bon auteur de roman policier ne saurait se moquer de son lecteur en lui faisant croire, par exemple, qu’un crime est en fait un suicide. Seule, à notre connaissance, Agatha Christie, osera, en une seule occasion il est vrai, rompre le pacte : dans Le Meurtre de Roger Ackroyd l’assassin n’est autre – je m’excuse de cette révélation auprès de ceux (rares) qui n’auraient pas lu ce chef d’œuvre du genre – que le narrateur, ce que le lecteur contemporain, même au prix d’un effort d’imagination exceptionnel, n’avait que bien peu de chance de découvrir.

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