DANIEL PITTET. UN HOMME DEBOUT

Daniel Pittet a été violé à de multiples reprises alors qu’il n’était qu’un jeune enfant. Une première fois par un électricien, dans l’ambiance sombre d’un vieux grenier. Plus de deux cents fois par Joël Allaz, sous la tutelle aveugle de l’Eglise, parce que cet homme la trahit de la plus odieuse des façons. Mais Daniel garde la foi, dans son Seigneur comme dans le genre humain. Et il pardonne à son agresseur.

A la fin de son livre, Mon père, je vous pardonne, figure une interview de l’ancien prêtre. Un vieil homme décati, qui geint, figé dans sa propre douleur, subitement déclenchée par le dévoilement obligé. Un égoïste, un égocentrique qui se plaint de son enfermement dans un couvent de capucins, alors qu’il devrait remercier le temps de l’avoir sauvé d’un emprisonnement autrement plus sévère, et l’Eglise de s’occuper  encore d’un tel Judas. Un être à la faiblesse affligeante, qui en veut au Seigneur de ne pas retenu ses pulsions. Un pédophile, un pervers,  qui compte à ce jour plus de soixante victimes qui ont déposé plainte. Sans compter les dizaines de personnes qui ont croisé son chemin, et se taisent encore.

Comment le pardon est-il possible ? Il paraît incompréhensible, surtout pour moi, qui ne pardonne pas. Qui n’oublie pas. Alors je pars à sa rencontre. Je prends le train. Je regarde le paysage qui défile et je m’interroge sur les ressorts intérieurs de cet homme qui a tout subi, tout vécu, et dont la voix, au téléphone, reste joyeuse. Je ne comprends pas.

Arrivée à la gare, je le cherche sur le quai, parmi la foule qui se bouscule. Personne qui lui ressemble. Je le cherche dans le hall, et je vois un homme, un homme immense qui s’approche. Il sait. Un regard, et c’est l’entente immédiate. Peut-être une forme de reconnaissance de la douleur, différente, mais partagée.

Il parle, Daniel. Il parle beaucoup. Une pensée foisonnante l’entraîne dans des chemins de traverse, toujours particuliers. Il parle, Daniel, mais il tait l’essentiel. Une immense bonté. C’est ce qui frappe, c’est ce qui vous gifle en plein visage, cette bonté. Une bonté qui se traduit dans tous les actes de son existence. Qui dicte chaque rencontre. L’enfant dont le regard faisait naufrage est aujourd’hui un homme debout qui lutte contre la misère du monde. Il travaille avec la Fondation Une Chance, un cœur du Professeur Jean-Jacques Goy, pour aider des enfants au cœur brisé. Il collabore à des projets d’étude, pour mieux comprendre la pédophilie, tout en imaginant une campagne de prévention. Et il continue à les traquer, les violeurs d’enfants, les voleurs des petites âmes. Pour qu’elles ne partent plus à la dérive.

Daniel, l’enfant au regard mort, se rend maintenant sur les cimetières, pour fleurir les tombes oubliées. Daniel, l’enfant pauvre, l’adulte aux yeux de lumière, parcourt aujourd’hui le monde, pour donner des conférences et parler de son livre, traduit dans plusieurs langues.

Daniel, pourquoi ce pardon à un homme qui, selon ses propres termes, admet aujourd’hui avoir participé au Massacre des Innocents ?

J’ai pardonné enfant, alors que cela faisait déjà trois ans qu’il me violait. Je me souviens parfaitement de ce moment, j’étais son servant de messe, et il a prononcé un sermon sur la Vierge Marie absolument magnifique. C’était tellement beau que les gens en avaient les larmes aux yeux. Je buvais ses paroles, littéralement. Je me suis rendu compte alors qu’il avait une double personnalité, qu’il était à la fois un prêtre fantastique et un malade. J’ai pardonné au malade, et je ne peux pas me renier en revenant sur ce pardon.

Joël Allaz reconnaît les faits et accepte de répondre à des questions, à la fin de votre ouvrage. Il affirme que « le pardon, ou plutôt la réconciliation, ne peut passer que par le face-à-face, que par le contact verbal ou écrit avec (ses) victimes ». C’est un pardon ou une réconciliation ?

C’est un pardon, mais en aucun cas une réconciliation. J’ai pardonné, mais je ne pourrai jamais oublier ce qu’il m’a fait. Aujourd’hui encore, des scènes terribles me reviennent en mémoire, qui m’empêchent de dormir …

Je n’entretiens aucun contact régulier avec lui, maintenant. Je n’ai été le voir que deux fois. Vous savez, je ne reconnais plus physiquement en lui mon agresseur d’autrefois. Quand j’étais enfant, il était plus jeune mais surtout il pesait plus de 100 kilos. Aujourd’hui, c’est un vieil homme malade, très amaigri, qui me parle de la pluie et du beau temps.

Cela ne vous met-il pas en colère de voir cet homme qui parle de son hobby, la photo, qui avoue se promener en ville ou dans la forêt. Qui se plaint de manquer de relations humaines. Qui se complaint dans la plainte alors qu’il est en liberté. Alors qu’il devrait être derrière les barreaux.

Non, pas du tout. Il est dans une prison intérieure, vous savez, plus dure que toutes les autres prisons. Les faits sont prescrits, on ne peut rien contre lui sur le plan légal. Mais il est enfermé dans un couvent de capucins, isolé,  il ne sort plus du tout maintenant et il est constamment sous surveillance. Il a perdu son statut de prêtre et de capucin. Il a tout perdu, le respect de ses frères, du clergé, de sa famille, de la société. Il n’est plus rien.

Ce qui me met en colère, c’est le déni. Joël Allaz se réfugie encore derrière le fait que je n’ai jamais dit « non » clairement. Ce qui me met en colère, c’est le non-dit. C’est le non-dit qui tue les familles. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui je travaille sur un projet de campagne pour que les enfants sachent qu’ils peuvent dire « non », qu’ils doivent dire « non ». On l’a testée dans trois classes, et dans ces trois classes trois enfants ont appelé le numéro d’urgence. En cela s’est passé en Valais. Chez vous.

J’avoue être choquée par le fait qu’il ne souvienne pas de vous. Ou si peu. Et si mal. Alors qu’il a fracassé votre jeune existence. Cela en dit long sur sa relation à l’autre, non ?

J’étais un objet pour lui, et c’est tout. Un objet oublié, un objet parmi tant d’autres.

Il ne me reconnaît donc pas, mais moi non plus. Je ne l’ai pas reconnu quand je suis allé le voir la première fois. Il y a comme une fracture temporelle, un « avant » et un « après ». Le fait que je ne le reconnaisse pas m’a aidé dans cette rencontre que je craignais, parce que je pensais que je subirais un choc énorme. Mais pas du tout.

C’est un grand manipulateur, qui tente toujours de charmer son interlocuteur, qui veut qu’on le plaigne. Mais je me suis libéré de son emprise : je ne l’insulte pas, mais je vois clair en lui.  C’est moi qui ai pris le dessus cette fois, qui l’ai utilisé. C’était à mon tour de le faire, et je l’ai fait pour de bonnes raisons. Je lui ai envoyé des journalistes, la RTS a fait un film sur lui. Je voulais qu’on l’écoute dire qui il est. Que cela se sache.  Cela permet de mieux comprendre comment ces gens fonctionnent, cela nous permet de mieux anticiper,  d’imaginer de meilleures campagnes de préventions.

La seule chose qu’il ait refusé, c’est une photo de nous deux ensemble, et on a dû ruser pour l’obtenir.

J’ai pardonné enfant, mais, adulte, j’ai toujours pensé que c’était moi le pauvre type, alors que c’est lui. Cela,  je ne l’ai réalisé que tardivement. C’est dommage, parce que ma famille a beaucoup souffert, mes frères et sœurs ont eu une vie difficile.

Personnellement, il me semble que l’on peut pardonner si l’on reçoit des excuses sincères. Que valent celles de Joël Allaz ? Qui avoue avoir été conscient de ses actes. Mais avoir été trop occupé dans le passé pour se faire soigner. Ou trop honteux. Et puis reproche à Dieu de ne pas l’avoir retenu.

Il ne s’est jamais excusé frontalement, verbalement. Il ne m’a jamais regardé droit dans les yeux. Ses excuses ne valent rien,  il reste un homme qui a toujours menti. Il reste un violeur et un manipulateur. Il a berné tout le monde et maintenant qu’il est coincé, il s’excuse ? Il le fait parce qu’il est acculé. Il reconnaît les faits parce qu’il a été obligé de le faire.

Ses excuses ne valent donc rien, mais ce qui est important c’est qu’il a reconnu les faits. Je pensais que j’étais le seul, mais il y avait d’autres victimes. A Sion. A St-Maurice. Dans plusieurs paroisses en France. Je n’étais pas le seul. Il y a  des dizaines de victimes connues à ce jour. Les capucins sont donc confrontés à un véritable problème avec lui, il va leur coûter une véritable fortune en indemnisations. Et c’est juste qu’ils paient.

Le pardon est socialement encouragé, mais est-il vraiment indispensable pour se reconstruire ?

Je suis persuadé que celui qui ne pardonne pas – même les petites choses de la vie – va devoir porter une charge, très lourde, et cela le rendra malade. Tant que tu ne pardonnes pas, tu n’es pas libre. Ce que Joël Allaz m’a fait ne me poursuivra pas jusqu’à la mort : je suis un homme debout.

Je ne pardonne pas pour lui faire du bien, à lui. Je pardonne, pour moi. C’est mon Pardon à moi, qui n’implique personne d’autre que moi. Je ne pardonne pas pour les autres, ni pour lui. On est toujours seul, face aux épreuves de la vie, même si l’on est très soutenu par sa famille, ce qui est mon cas. Je suis seul face à ces souvenirs atroces, alors c’est à moi de faire ce pas, sans me préoccuper de quiconque.

J’avoue que ne n’oublie pas. Je ne pardonne pas. J’attends dans la joie. Un jour, je danserai sur sa tombe. Et les bulles de champagne exploseront dans ma tête. Vous comprenez cette attente tranquille et sans colère ?

La situation est un peu différente, parce que ton agresseur n’a jamais reconnu les faits, et continue certainement à les nier. Donc tu ne peux pas lui pardonner, c’est très difficile de le faire.

Oui, je comprends cela, je te comprends, mais j’ai tout de même peur pour toi. Peur que tu ne puisses faire le pas vers la paix véritable.

Que peut-on vous souhaiter ?

Je suis un homme debout parce que je suis conscient de ma fragilité, de cette fragilité qui m’accompagne dans la vie, qui me définit puisque je la connais depuis l’enfance. Elle est ma chance aussi, parce qu’elle me protège dans un certain sens, elle m’empêche de me fermer au monde.

Je m’accepte comme je suis, avec ce passé particulier qui m’a tant blessé, mais qui me permet aujourd’hui d’aller à la rencontre des autres, et de les aider comme je peux.

SON LIVRE

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