Sublime, forcément sublime Daniel P.

Je cherche les mots, je cherche les mots depuis des jours pour vous dire.

Dire l’enfant inquiet,  blotti dans le ventre de sa mère, quand son père s’empare d’une lame de rasoir pour le marquer de la croix de Saint-André.

Dire l’enfant malade, l’enfant renié par ce père rendu violent par la paranoïa, ce père mort qui ne l’est pas vraiment.

Dire l’enfant pieux, l’enfant pauvre, l’enfant placé, l’enfant affligé par la dispersion soudaine de toute sa fratrie. L’enfant abusé par un électricien dans un vieux grenier. L’enfant violé plus de deux cents fois par un prêtre. Et dont le regard fait maintenant naufrage.

Dire l’impuissance, la colère, la tristesse, le désespoir, le sentiment d’abandon qui vous habitent  durant toutes ces années. Dire l’incompréhension, parce que tout se passe en silence. Parce que le secret est imposé et que vous étiez si jeune alors que vous ne pouviez que le respecter, vous dont la parole a été scellée, dans le choc de l’agression. Vous dont le for intérieur ne peut désormais que se morceler parce vous aviez dénoncé une première fois, en vain.

Il n’y a que le silence. Il ne reste que le silence, parce qu’il n’y pas de parole pour dire, pour le dénoncer, lui, le violeur, lui l’abuseur, lui le prêtre engagé, le capucin cultivé qui s’introduit dans  votre famille, cette famille pauvre qui est dans le besoin et que l’Eglise entretient. Cette famille qui prie tous les jours un Seigneur aveugle et sourd à la douleur du plus fragile de ses fils.

Il n’y a que le silence, qui vous emprisonnera dans cet enfer,  embourbé dans une loyauté qui paraît irréelle pour ceux qui ne savent pas. Ceux qui ne savent pas l’impossible révélation. La transgression ultime, ecclésiale, mais aussi la trahison ultime, familiale. Ceux qui ne savent pas ces meurtres pourtant millénaires, commis presque sous le regard bienveillant des adultes qui ne savent pas. Ne veulent pas savoir.

C’est dans le silence que votre grand-tante imposera un interdit, c’est toujours dans le silence qu’il vous violera une dernière fois. Et c’est dans ce silence sordide que vous vous sauvez, encore,  par la grâce de votre imaginaire, vous devenez alors un archange qui tente de s’enfuir par le trou de la serrure. Votre force, c’est votre capacité d’adaptation à l’horreur, « je me suis habitué à être violé comme un chien s’habitue à sa niche ». Votre force, c’est votre capacité à vous cacher, « je parlais beaucoup, c’est vrai, mais je taisais le plus important », mais sans vous renier. Votre force, c’est votre lucidité, « je n’ai jamais été dans le déni. J’étais conscient de ce que je vivais ».

Et aujourd’hui, vous parcourez votre vie en lui tenant la main. Cette lucidité, c’est votre héritage, gagné sur les cendres d’un destin qu’on aurait pu croire brisé. Mais non. Avec recul, sans colère, vous affrontez ces temps irréguliers, vous analysez les causes, vous cherchez les liens. Vous expliquez. Vous vous reconstruisez. Oui, vous êtes un homme debout, et ce malgré la faiblesse. Elle vous grandit, sachez-le. Votre force, c’est cette résilience qui s’entête, qui survit dans les terres les plus arides.

Et puis, le hasard d’une rencontre. Vous vous battez. Non pas pour vous, mais pour un autre, et puis pour tous les autres. Pour qu’il soit reconnu pour ce qu’il est, un violeur d’enfants. Au pluriel effrayant. Vous vous dressez maintenant contre cette Eglise que pourtant vous aimez. Pour qu’il ne touche plus les petits, pour qu’il ne massacre plus les Innocents, pour qu’il ne laisse plus derrière lui un champ de ruines. Parce qu’il a continué, et que vous ne le saviez pas alors que vous dissimuliez un chagrin immense dans les ors d’une vieille abbaye au décor grandiose.

Vous réussirez. Vous le mettrez hors de nuire.

Et puis, vous demanderez à le rencontrer, ce bourreau des temps passés, ce cerbère du temps présent. Et le mirage alors de s’évanouir, vous voilà face à sa misère de vieux pervers. Et les barreaux de votre prison intime de se dissoudre. Et vous de lui pardonner.

Sublime, forcément sublime Daniel P.

 

 

Daniel Pittet, Mon père je vous pardonne, Editeur Philippe Rey

Béatrice Riand, J’aurais préféré Baudelaire heureux, Editions Baudelaire,

Une pensée sur “Sublime, forcément sublime Daniel P.

  • 12 décembre 2018 à 1 h 15 min
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    Très belle plume cet article!

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