LÉONARD VALETTE, OU LA VOLONTÉ DE N’ÊTRE PLUS POUR ÊTRE PLUS

 

​​​​​« Je n’ai aucune profession mais je suis sûr de ne pas vivre comme un con ».

 

Lire Léonard Valette, c’est déchiffrer une âme morcelée qui part volontairement à la dérive et donc se confronter à un texte qui ne cesse de se fragmenter … comme autant de bouteilles jetées à la mer, qui interrogent la poésie comme elles interpellent les hommes avec une plume si franche qu’elle déniaise les croyances les plus béates et bouleverse toutes les certitudes.

Qu’est-ce que la poésie ? Ni un divertissement éphémère, ni un déluge de sentiments mièvres, ni un culte stérile de la beauté. Léonard Valette le sait, qui la vit comme un absolu que la peur ou la défaite ne peuvent pervertir. Il lui octroie une seule mission, devenir le miroir révélateur de sa personnalité tourmentée, et ce avec la pleine et entière coopération du verbe. Il confie donc à la parole le soin de sonder au plus profond de son âme avec la plus grande des sincérités. Il veut se connaître, et se dire, et exige des mots qu’ils lui avouent ce qu’il ne sait pas et sait ne pas savoir. Ce que nous ignorons tous et souhaitons ignorer. Des mots qui libèrent une force intérieure permettant le geste quotidien de l’écriture, et puis libèrent momentanément le poète de ses démons en leur donnant vie.

Les uns penseront que je vois Baudelaire partout, les autres que Charles, avant Léonard, a su comprendre avec une froide lucidité toute l’atrocité de la condition humaine, aveugle aux barreaux qui l’emprisonnent. Un monde d’apparences hypocrites, dans lequel le mensonge règne en tyran. Baudelaire cherchera à dominer son destin, en refusant les lois et les contingences de la société, dans un effort volontaire de clairvoyance absolue. La poésie devient alors une réponse à son angoisse, l’espoir de parvenir à dépasser cette contradiction intrinsèque qui le déchire. Et c’est le début du voyage, un voyage très similaire à celui qu’entreprendra Léonard plus d’un siècle plus tard.

Un Léonard affamé de poésie comme d’alcool, qui affirme détester les gens sobres et boire pour ne pas être bu.

Il y a de cela presque trois décennies, je le rencontrais de temps en temps, autour d’un verre et d’un ami commun. Pour de longues soirées autour de la cheminée, des discussions souvent animées, oui, mais parfois ponctuées de ses longs silences. Qui s’accentuent au fur et à mesure que son cerveau s’embrume. Il sait s’absenter comme personne, n’être plus là mais peser lourdement par sa seule présence, n’exister plus que par le regard, dans l’immobilité des premiers cimetières.

Oui, Léonard, le peintre en devenir, et Charles, le critique d’art confirmé, ont aussi en commun un amour immodéré pour le vin. Léonard pour y noyer la tristesse d’une vieille âme que cette vie désespère, Charles pour exciter son imagination de poète. Pour tous deux, la libération ne peut être que momentanée … les paradis perdus pleurent sur les ailes des anges, les plongeant dans des lendemains noirs comme la suie qui voient le corps pleurer sa misère et cracher sa détresse retrouvée, « on garde ses chaînes malgré le vent qui siffle sous la porte sans jamais l’ouvrir ». Si je regrette profondément, et vous m’accorderez cette faiblesse, de n’avoir jamais côtoyé le désespoir du premier, le second m’était familier. Il a l’alcool organisé, Léonard, et l’ivresse pressée, parce que tout l’insupporte … et ses amis en premier chef. Nos vies de jeunes adultes se ponctuent alors de quelques menus drames personnels sans importance primordiale, quelques amours vaguement contrariées pour l’une, une orientation non assumée pour l’autre, rien à voir avec la gravité mortifère dans laquelle se complait Léonard, par pure incapacité à s’en libérer mais aussi par envie de s’y vautrer. Nous cherchons à vivre intensément, il en veut à la vie, le malentendu est absolu. Et à mesure que les heures s’écoulent, entre chien et loup, il montre les dents, parce que la peur ou la douleur toujours conduisent à l’agressivité, lui qui ne sait que mordre pour ne pas se vider de son propre sang. La nuit l’appelle, il entre dans la nuit, il « entre dans la page, sans frapper, avec un plaisir inavoué », un plaisir dont il ne partage pas les secrets ni les chagrins, comme la peine première, la perte du frère, le premier sang versé sur l’autel de la douleur, « la mort ne s’apprend pas » même si Léonard tente de l’apprivoiser tout au long de son existence, lui qui se décrit comme « doucement anarchiste, tendrement terroriste, volontairement enchaîné à (s)a liberté, piteusement esclave de (s)on angoisse, définitivement prisonnier de (s)a solitude ».

Il se murmure que les poètes voient ce que le commun des mortels ne voient pas, perçoivent ce que les autres sont incapables de ressentir et paient un lourd tribut pour ce don maudit. Qu’ils cherchent ce dont personne ne veut, débusquent les failles humaines comme les perles du langage. Et puis les transmettent à l’humanité aveugle et muette, à l’humanité souffrante, à l’humanité sans imagination, « j’écris sur la vie », « j’écris pour les gens qui passent », « j’écris à ceux qui traversent les affres de la solitude », « je parle à ceux dont le mutisme vaut une pierre taillée, à ceux à qui ma tête déplaît, à ceux qui n’interprètent rien, à ceux qui ne composent rien, mais qui se décomposent, à ceux qui se regardent les pieds, à ceux qui ne voient qu’eux ». Pourtant, l’échec semble inéluctable, l’âme du poète étant un « clocher en lourd granit auquel on enlève les cloches ». Sans musique, pas de chanson. Sans le son, impossible de se faire entendre. Et Léonard d’arpenter l’asphalte et celui-ci de refuser son empreinte. Léonard de chercher le chemin qui se refuse obstinément à lui. Le bonheur se refuse aux poètes, leur différence les exclut de la société tout en les installant sur le trône des dieux. « J’ai une âme si singulière que je ne m’y reconnais pas moi-même », écrivait Baudelaire à sa mère, Valette quant à lui remercie le mal si profond qui l’habite, « la source pure d’où proviennent (s)es mots ».

Aujourd’hui, l’artiste disparu, il paraît délicat de reconstruire son itinéraire poétique sans trahir sa volonté de ne rien construire, de ne rien bâtir, de ne rien organiser, lui qui affirmait déjà haïr les titres et prévoyait de nous perdre dans une multitude d’aphorismes sans hiérarchie apparente, « j’écrirai un livre dont toutes les pages seraient remplies de phrases, et chaque phrase serait un titre ». Mais une seule chose paraît certaine, c’est bien d’un voyage jusqu’au bout de la nuit dont il s’agit. Un voyage aussi surprenant « qu’un mort encore chaud ».

Première étape, l’amour des mots, les vecteurs de ce déplacement intérieur, les nerfs de la guerre qui permettent à la parole de s’articuler, à la réflexion de se déployer avec l’espoir fou de vaincre les maux. Un langage que les épreuves rendent « plus ou moins fécond ». La source de sa poésie est en effet une douleur de vivre que rien ni personne ne parvient à désamorcer, dans une spirale vertigineuse d’autodestruction voulue qui aboutira à la mort programmée du poète. Une douleur qui le conduit vers la création, en « précoce vieillard », parce s’il ne crée pas, il crève. Il se barricade dans l’écriture pour comprendre le monde, le déconstruire puis le rebâtir derrière une muraille protectrice qu’il édifiera patiemment, pierre après pierre, mot après mot, parce que, « sans réinventer le réel, sur quelle musique pourrions-nous danser » ? L’impossibilité de participer au banquet de la vie provient du fait qu’il rejette une société qui impose aux siens « un rythme collectif, compétitif, brimant ainsi notre propre conception du temps ». Regarder la vie en face ? Léonard « la préfère de profil » et refuse l’immersion forcée. Un pas de côté, jamais dedans. Jamais avec. On ne provoque pas inutilement le soleil trop ardent, on se choisit des lunettes noires et puis on s’amuse avec les mots pour oublier qu’on s’ennuie avec les autres. « Que celui qui n’a jamais cherché le mot exact me jette la première phrase ! A chercher des mots à toute allure, j’ai peur d’attraper un rhume tout à l’heure ». Mais les mots ne sont pas le monde, tout au plus une description personnelle, tout au plus une représentation subjective dont Valette ne peut abstraire un mal de vivre qui refuse obstinément de se laisser dompter. Or « il n’y a de beauté que dans l’abandon, la nudité ». Comme autrefois Rimbaud dans un alphabet qui visait à rendre le verbe plus accessible en associant chaque voyelle à une couleur, Valette chante les couleurs mais dans un doux délire qui vise à débusquer le sourire sur les terres arides de son mal-être ; le roux barbe, le violet prélat, le vert veine, le vert tige ne sont que vains prétextes pour dissimuler sa passion pour le noir, qui symbolise l’oubli éternel, et le blanc, l’immobilité de la statue.

Léonard, comme Charles, après avoir disséqué les origines du spleen qui fait plier leur front dans un lucide constat de l’absence de ce qui devrait être mais qui ne l’est pas, dans un amer jugement sur la condition humaine qui brise peut-être les reins des poètes mais jamais ne rompt leur âme, cherche sans succès un réconfort dans la société des hommes. Mais comment les rencontrer quand le premier rendez-vous semble déjà impossible, quand Léonard avoue sans fards qu’il est seul d’être lui, qu’il marche à ses côtés sans jamais se rencontrer. Et pourtant il marche, il marche pour se fuir autant que pour fuir sa lucidité terrifiante, « je ne suis moi-même que lorsque je me prends pour un autre ». Rilke affirmait au jeune poète qu’une seule chose est nécessaire, la solitude, une grande solitude intérieure. Léonard la vit comme une certitude insolvable car l’être humain est en réalité un animal double, un animal versatile qui évolue dans un monde où brille le faux, s’éteint la vérité et meurent les premiers hommes, ceux qui ne savent pas le mensonge et se dénudent devant la peur.

Dieu n’est pas une solution, ni chez Baudelaire ni chez Valette. Il paraît être une convention pour le premier, qui se révolte et en appelle à Satan, et un ami quelque peu indifférent, pour le second, qui le prie à sa table pour implorer son pardon, sans croire vraiment à sa clémence. Quant à l’amour, il n’existe pas, les femmes se dégustent comme autant de raretés pour Charles, et se rêvent sans jamais se rencontrer pour Léonard. Après la deuxième étape, le vin, qui ne procure qu’un malaise physique, la troisième étape conduit également à l’échec, l’amour ne soigne ni l’âme ni le corps. Le Français explore la chair comme un collectionneur qui ne cesse de vouloir accumuler des objets fétiches, le Valaisan se perd dans des nuits sans amour parce qu’il aime le sentiment autant qu’il craint l’instabilité et la fragilité qu’il induit, « il suffit d’un seul regard pour que l’on se dépossède ». Il n’ose pas, il n’osera jamais prononcer les trois petits mots qui auraient pu le sauver. Reste la solitude, encore, la solitude, toujours, « passent les jours et je ne rejoins personne », sans oublier la volonté de ne jamais s’avilir dans un corps à corps sans le sentiment qui l’honore, « jamais je ne (le) sacrifierai à la glace ». Un peu de désespoir, « l’amour rend muet et stérile », un peu de mathématique, « je ne rejoins pas souvent le septième ciel parce que je sais compter jusqu’à l’infini », un zeste d’égoïsme, « je ne veux partager que le meilleur, pas le pire », une ambition héroïque, « j’aime l’impossible, il rend fou mais croyant. Il fait avancer même couché. Il fait croire, même crevé » et la messe est dite, il ne rencontrera jamais celle qui devait posséder la tête de Néfertiti et le cœur de Bouddha, même s’il en est follement amoureux, si follement amoureux que la tromper et se tromper lui-même est une douleur qu’il revit à chaque aurore.

Les échecs s’accumulent maintenant, le corps s’use, la tête se vide parce que trop pleine. Baudelaire comme Valette envisagent la mort comme la solution ultime. Charles la considère comme le dernier voyage, l’épilogue logique après tant de désillusions et de blessures. Elle le délivrera de la tyrannie d’un monde qu’il voit comme une piètre caricature du réel, elle deviendra la plus grande des aventures, l’instrument d’une nouvelle connaissance. Mais le poète français y réfléchit sous un angle poétique, sans jamais songer à l’inscrire dans la réalité. Léonard quant à lui apprivoise la Grande Faucheuse depuis des années, à Sion comme à Venise, lui tourne autour depuis les origines, s’avoue sans racines, disparu déjà. La mort l’habite, la mort l’appelle, mais il ne la considère pas pour autant comme une fin, mais plutôt comme une terre vierge sur laquelle inscrire enfin ses pas, comme une renaissance qui le libèrera des entraves passées et de ce monde dans lequel la pluie ne cesse de battre les pavés de son cœur sans qu’il ne parvienne jamais à dessiner un paysage intérieur apaisé.

Après avoir énuméré chacun de ses échecs personnels, il se résout alors à tirer sa révérence, pour nier le temps qui passe et le détruit, pour prendre de l’avance et narguer le destin. Parce qu’il veut mourir debout comme les géants. Parce qu’il a peur de la fuite qui commence à le fuir. Parce qu’il refuse le monde, parce que les paradis artificiels ne l’explosent plus, parce que le néant le « saoule » et qu’il ne s’appartient plus. Pour trembler moins, pour ne plus étouffer. Pour régénérer les terres stériles et changer sa vie, pour renaître nu sur une plage et partir sonder la lune. Parce qu’il le sait, il le dit, laisser un vide vaut mieux que l’occuper maladroitement. Parce qu’il se croit malade alors qu’il n’est que fou d’espoir. Fou de poésie.

Une poésie à laquelle il a tout sacrifié, jusqu’à sa vie.

 

 

SI VOUS AVEZ AIME CET ARTICLE, PEUT-ÊTRE NOUS ENCOURAGEREZ-VOUS EN VOUS ABONNANT !

 

 

8 pensées sur “LÉONARD VALETTE, OU LA VOLONTÉ DE N’ÊTRE PLUS POUR ÊTRE PLUS

  • 14 mai 2019 à 6 h 26 min
    Permalink

    Une critique comme on en lit peu ici en Valais pour un livre que je recommande à tous ceux qui aiment la poésie.

    François Cluset lisant Léonard Valette à la Fondation Gianadda sera un moment précieux. Les images poétiques claqueront aux oreilles avec une vigueur foudroyante.

    Répondre
  • 14 mai 2019 à 10 h 16 min
    Permalink

    « la volonté de n’être plus pour être plus » …… tout est dit, ou plutôt rien n’est dit ! Mme Riand nous a pondu cette chose qui restera dans les anales de je ne sais quoi ! (la preuve ? cette chose est accessible pour tous, donc gratos !)

    Répondre
    • 14 mai 2019 à 11 h 13 min
      Permalink

      Pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas Soan, sur le vu de l’abondance de ses courriels privés non publiés : il a la méchanceté, le mépris et la malveillance chevillés au corps.

      Je résume autrement : il n’aime ni la Catalogne, ni les Catalans.

      Je le lui concède : certains êtres ne sont pas aimables.

      Soan Anonyme : écris-nous une critique d’un livre qui t’a vraiment plus, je le publierai et le réservera aux Happy Few des abonnés.

      Bonne journée.

      Répondre
    • 14 mai 2019 à 19 h 42 min
      Permalink

      Annales prend 2 n … à moins que la scatologie soit votre domaine de prédilection ?

      Répondre
  • 14 mai 2019 à 12 h 08 min
    Permalink

    Super Béatrice! Je n’avais pas lu cet article. J’avais juste vu passer le sujet sur FB. Belle présentation qui donne envie d’en découvrir un peu plus. La poésie en moi, si bien étalée dans ce que tu en dis, merci en te lisant, je saisis des sens chez moi dont il est encore difficile
    de m’y confronter! Félicitations l’auteur, l’auteur, ou l’autrice comme Béatrice merci!

    Répondre
  • 14 mai 2019 à 13 h 26 min
    Permalink

    Le contraste entre les deux personnages est captivant durant la lecture. Je regrette de ne pas avoir commandé votre livre avec l’abonnement. Je vais corriger ceci.

    Triste histoire, et pourtant, la poésie est un chant dans la vie… Le mort ne chante pas.

    Poèmè = « on chante » dans un dialècte au Nord de la Grèce…

    Je vous conseille Radovan Pavlovski – Un Autre oiseau dans un autre temps. Il est toujours en vie, passé 80 ans, mais a fini dans la précarité et les odieux politiciens vendus se moquent de lui, alors qu’il a une sagesse (Um) et une âme intemporelle.

    Umen = sage, certainement en lien avec le nom humain, ce qui manque à trop de politiciens…

    Répondre
    • 14 mai 2019 à 19 h 45 min
      Permalink

      Merci infiniment pour votre gentil retour et pour vos conseils de lecture !

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.