Rue Darwin, la rue des mille et un soupirs

(PAR BEATRICE RIAND)

 

A vrai dire, et à ma grande honte aujourd’hui, je n’avais jamais entendu parler de Boualem Sansal. Preuve que je vivais, que je vis encore, dans la plus grande des ignorances. Entachée d’une bonne once de défiance. Les terroristes m’ont terrorisée, je l’avoue sans fards, ils ont atteint leur but, et peut-être éloignée sans le savoir, sans le vouloir, d’une littérature arabe qui pourtant mérite qu’on s’y attarde. Qu’on s’y attache.

« C’est une star, un immense auteur, il a reçu tous les prix, mais enfin … comment peux-tu ne pas connaître son oeuvre ? », me réprimande gentiment Yves Gaudin, qui sera publié l’an prochain chez Héloïse d’Ormesson, et qui m’accompagne au Salon du livre de Genève avec l’élégante nonchalance qui le caractérise. Je suis sans excuse, nue de toute justification, affublée d’une nuée de regrets.

Mais pourquoi feindre ? aussi, lorsque je m’approche de lui, après l’avoir écouté disserter sur la mondialisation et les dangers de l’islamisme, je le lui avoue sans fards. Désolée, je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais lu … mais j’aimerai vous poser une question, une seule question. Sur l’écriture. Je me sens encouragée parce qu’il a des cheveux de neige et le regard profond, une douceur dans la voix et une sensibilité réelle que sa profonde intelligence ne parvient pas à masquer. Il sait prendre le temps et lui tordre le cou, je le pressens. Dites-moi, après toutes ces années, est-ce que vous aimez toujours écrire ? Et là, en toute humilité, il me répond que cela devient difficile, qu’il s’interroge de plus en plus sur le fond et la forme, que se renouveler sans cesse sur ces deux plans lui coûte parce qu’il possède une voix qui lui est propre comme des thèmes qui lui tiennent à cœur et qu’il ne peut s’empêcher de disséminer dans tous ses écrits.

Dans le train, sur le chemin de retour, je me plonge aussitôt dans ce roman que l’on dit très personnel, et qui puiserait ses racines dans le passé de l’auteur. Un homme, Yasid, perd sa mère, et ce drame le mènera dans la rue de son enfance, à la recherche de son identité multiple comme de sa famille écartelée.

Et je ne le lâche pas, je le dévore d’une traite, c’est une voix qui me parle avec douceur et qui me lit un conte avant de m’endormir, un récit en arabesque dans lequel une première histoire en cache mille autres. C’est Sherazade qui s’invite entre Genève et Sion, j’en oublie de prendre des notes.

C’est un texte magnifique, un texte libre mais à double entrée, une écriture éclatée qui traduit le refus des contraintes comme le drame de la colonisation. Dans cette construction en abyme, parmi l’abondance des qualificatifs et des images, le désarroi de Yasid, en rupture avec son milieu et sa double identité, nous parle autant de la petite que de la grande histoire. L’Algérie des années cinquante connaît en effet une grande période d’instabilité, entre la guerre d’indépendance et les luttes fratricides internes qui s’ensuivent, entre décolonisation brutale et abus de pouvoir caractérisés. Sans compter la mosaïque de peuples, de religions et de langues qui cohabitent sur la même terre, avec une population arabo-berbère déjà très diverse et des Européens qui proviennent de plusieurs souches. Yasid, c’est l’Algérie qui grandit sur des sables mouvants, qui s’interroge sur la place qu’elle occupe dans le monde comme sur la pluralité de ses origines. C’est l’Algérie dont les certitudes s’écroulent parce qu’il lui faut désormais prendre en considération une réalité sociale multiculturelle qui titube face à la violence de la révolution et l’arrivée des premiers mollahs.

Jean Sénac parle de « nuit coloniale » quand il décrit la période durant laquelle l’Algérie a subi le joug plus que sévère de la France. Peut-être faudrait-il avoir le courage de relire Tocqueville quand il aborde le sujet dans un rapport en 1847, « nous avons rendu la société musulmane plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître ». Nous voilà bien éloignés du mythe salvateur et civilisateur de l’Occident triomphant. Dans le cas présent, il faut bien avoir l’honnêteté d’oser les termes de déculturation brutale.

La nuit de l’Algérie, c’est la perte forcée de sa couleur sociale, de son identité culturelle. Comment dès lors le traduire en littérature ? En évitant des textes exotiques, qui parlent de chameaux et de tentes berbères, et en s’orientant vers des réflexions profondes. En traduisant la peine des colonisés. Leur grande pauvreté, les dépossessions, les injustices, la violence, les souffrances. Et puis après, comme si cela ne suffisait pas, une décolonisation douloureuse, tout aussi sanglante, durant laquelle la vie quotidienne se transforme en combat. Un long travail pour déconstruire la fable coloniale. Les textes des écrivains algériens ne peuvent dès lors qu’exprimer cette dualité entre le bien et le mal, avec en filigrane l’espoir d’un pays enfin prospère et paisible. La riche histoire de la poésie arabe utilisait les mêmes thèmes, elle chantait les valeurs du passé et l’allégeance à la terre des ancêtres.

Dès lors, dans quelle langue écrire ? en français ou en arabe ? laquelle est la langue première ? peut-il y avoir plusieurs langues mères ? Ces questions ne sont pas sans liens avec la quête de Yasid, qui devra accepter sa multiple origine pour enfin pouvoir se libérer de son malaise intérieur. Et s’évader physiquement de son carcan de misère. Il fallait la rue Darwin pour y parvenir, cette rue qui a perdu jusqu’à son nom, et son âme, mais qui a su conserver quelques habitants des temps passés, pauvres passeurs d’une mémoire qui se refuse à l’oubli, témoins ténus de la sélection naturelle comme de l’évolution des espèces vivantes.

Demain, je cours m’acheter d’autres merveilles. Car je salue cette écriture en miroir et la beauté de sa langue, les phrases choc, les mots qui caressent, les images osées, la trivialité comme la poésie. Le grand talent d’un véritable conteur et la belle générosité d’un immense écrivain. Dans le train, en ouvrant le livre à la première page, j’ai découvert un trésor, accompagné d’une adresse pour lui transmettre ces pauvres lignes et, peut-être, continuer à échanger.

 

Une pensée sur “Rue Darwin, la rue des mille et un soupirs

  • 2 mai 2019 à 20 h 11 min
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    Ou la rencontre d’une poète et d’un conteur… à lire, évidemment !

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