Don Quichotte, ou l’histoire d’un amour fou

… pour les chimères comme pour la désespérance qui les accompagne quand se lève le vent violent.

L’histoire d’un hidalgo de pacotille, disent certains, en réalité l’histoire d’un cœur pur qui sous ses haillons promène sur des terres arides un regard qui cherche le ciel sans jamais le rencontrer.

Cervantès, comme Albelda, est un va-t-en-guerre en mode ibérique, mais dans le sens le plus noble du terme. Le premier brave les Barbaresques au nom de sa foi et en perd l’usage de sa main gauche. Le second manque perdre la sienne pour faire le tour du monde non pas en quatre-vingts jours, mais en quatorze journées de dur labeur. Il affronte avec vaillance mais aussi avec un grain de folie le texte sacré, le texte le plus traduit au monde après la Bible, le premier roman moderne de la littérature espagnole, écrit au tout début du XVIIe siècle. Et la magie s’en vient, sur la pointe des pieds, pour s’installer à ses côtés… Albelda pense les mots comme on rêve un poème.

Cervantès parodie les romans de chevalerie et transforme les hordes de Maures en troupeaux de moutons, Albelda transfigure le récit à l’aide d’un métatexte qui voit un réalisateur de cinéma se battre contre des avions de chasse trop bruyants et des précipitations capricieuses, sans compter une horripilante mais savoureuse présidente de la SPA qui s’inquiète de la préservation des droits de tous ces ovins. Le spectacle se crée ainsi sous nos yeux, comme autrefois L’Impromptu de Versailles, qu’un Molière affolé par la pression d’un Louis XIV à l’impatience qu’il ne souhaite pas vraiment titiller, écrit et monte en huit petites journées.

En bref, c’est l’histoire d’un rêveur magnifique, et on ne sait plus vraiment de qui on parle. De Cervantès, le soldat qui perd l’usage de sa main gauche durant ses pérégrinations guerrières, ou d’Albelda, qui en quatorze jours, use sa main droite pour dépoussiérer un classique vénéré dans un dangereux exercice d’équilibre, en le détournant parfois, en le modifiant souvent, mais sans jamais  tromper la douce désespérance de son auteur premier. Le fameux Terry Gilliam, réalisateur qui s’est récemment confronté à Don Quichotte, ne s’y trompe pas, qui promeut le spectacle de Nova Malacuria avec l’humour qui le caractérise.

La troupe revient ici à ses fondamentaux. Au théâtre de tréteaux. A une scénographie épurée aux couleurs passées dont la nudité apparente sert au mieux un texte baroque par excellence. De simples draps, quelques accessoires choisis pour transformer sans cesse le décor, un éclairage qui privilégie les ambiances, des costumes splendides… et la magie, encore, la magie du théâtre qui nous laisse croire l’espace d’un court instant que les ailes des moulins sont bien des géants.

Albelda est un chef de clan, qui entraîne tous les siens dans une aventure magnifique et forme avec sa troupe une véritable tribu. Il y a bien évidemment la talentueuse Marie, qui conçoit les décors, mais il y a aussi les trois enfants du patriarche à la longue chevelure disparue qui participent au spectacle, tant dans l’orchestre grâce à un Jacques Dutronc qui gratte sa guitare, ou encore en tant que chanteuse et danseuse pour l’aînée. Quant à la cadette, cette petite fée vous chuchotera les derniers mots de la soirée. Sancho Panza, vêtu d’un poncho improbable, affirme qu’il n’est qu’un petit caillou… c’est Albelda qui les sème. Dans la salle, comme sur scène, vous reconnaîtrez certains de ses élèves. Ici et maintenant, certains se professionnalisent dans le monde du spectacle, tous lui sont fidèles.

Nova Malacuria vous offre ainsi un spectacle total, qui par la grâce des mots du célèbre chevalier à la triste figure permet à notre imaginaire de valser sans fin, mais nous entraîne également dans une sarabande de notes mélancoliques. Comment ne pas citer les frères Mayoraz… Le premier a conçu les arrangements des chansons composées par Stéphane Albelda, il joue de tous les instruments sans jamais en trahir aucun, que ce soit la guitare mais aussi l’accordéon ou encore la batterie ; il fait pleurer son violon et puis s’empare d’un banjo ou d’une flûte avant de chanter un air qui nous rappelle furieusement les années Téléphone. Le second, qui actue aussi dans le groupe, prend en charge les photos, les vidéos et le graphisme de ce processus de création au long cours. Tout cela avant de tous deux nous livrer une interprétation fort convaincante de la folie russe. Grâce à eux, grâce à tous les membres de cet orchestre, Nova Malacuria n’est plus seulement une troupe de théâtre, mais une famille d’acteurs dont le film bénéficie d’une véritable bande-son, interprétée notamment par quatre chanteuses emmenées par la belle Elise.

Des acteurs, oui, des comédiens qui comptent parmi eux un Quichotte élégant, servi par un Didier Disero à la longue chevelure romantique, dont le jeu sensible et doucement exalté révèle toute la fragilité du héros qu’il campe. Un triste sire qu’accompagne un Sancho Panza très expressif, plus mafioso que paysan, mais toujours très bavard et dont la rapidité du débit en étonnera plus d’un lorsqu’il se lancera dans un éloge funèbre totalement délirant. Quant à Stéphane Liard, il est irrésistible, tant en réalisateur disjoncté qu’accompagne un caméraman survolté qu’en prêtre précieux à la voix aigrelette, en femme lourdement fardée juchée sur des talons aiguilles (oui, il a la cheville fine, le bougre) ou en aristocrate à la bouche pincée. On l’avait connu intense dans Dracula, on découvre ici une autre facette de son talent, et on applaudit, oui, on l’aime toujours autant, celui qui affirme sans broncher qu’il respecte toutes les femmes, même les Catalanes !

Il est impossible de citer tous les comédiens, tant les rôles sont nombreux et les personnages variés, mais il convient ici de souligner la belle homogénéité de la troupe, servie par une distribution intelligente. Et puis, regardez-les, regardez-les bien… vous verrez qu’ils jouent avec intensité, vous comprendrez que le théâtre, ce n’est pas seulement une voix qu’on projette, mais aussi un corps qui se tend, des mains qui dessinent l’espace, des yeux qui s’agrandissent démesurément. Il y avait de la magie hier soir, ce soir de pleine lune, de la magie encore et toujours, une magie que seule peut créer un metteur en scène sensible, un plaisir du jeu très clairement perceptible et une réelle générosité dans la performance.

Stéphane Albelda vous invite à entrer dans un monde onirique, qui sert les espoirs de l’enfance oubliée, dans un rythme endiablé. Durant deux petites heures, vous oublierez les soucis du quotidien, vous plongerez dans un univers binaire, où alternent scènes burlesques et scènes de tournage, où se suivent texte et chants, mots et danse, où s’embrassent le bruit et le silence, nous prouvant ainsi que même à l’ère des SMS et des courtes story d’Instagram le verbe peut être joyeux quand on l’aime assez pour le laisser pleinement s’épanouir.

« Je suis l’ennemi de toute flatterie », avoue un Don Quichotte désemparé devant la méchanceté de certains. Et moi, qui me souviens avoir lu enfant les aventures de ce chevalier qui rêve une autre chevalerie, je me rappelle qu’avant de prendre le train pour Genève, j’ai aperçu Stéphane un matin, au Lucus, penché studieusement sur cet ouvrage. Je me souviens avoir échangé avec lui sur ce livre à la couverture rouge, dont les chapitres commençaient avec des figures en ombre chinoise. Que de chemin parcouru depuis ces quelques feuilles qui tombaient de la table alors qu’il m’expliquait son projet, que de talent pour nous délivrer ici certainement son œuvre la plus aboutie, la plus technique aussi, alors qu’elle semble délivrée de toutes contingences. « Immense est le pouvoir du grand enchanteur » qui brava l’univers entier, parce que, dit-on là-bas, tout là-bas, dans un petit village dont le nom s’est perdu, il faut vivre en fou et mourir en sage.

Chapeau, l’artiste.

Chapeau à tous les artistes.

 

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