Christine Savioz déshabille le monde avec une tendresse rare

Les amateurs de grec ancien pourraient lui reprocher de faire cuire des pierres alors qu’elle fuit les fourneaux comme la peste.

Ils pourraient la mésestimer, cette impertinente qui possède jusqu’à douze robes préférées et se juche sur des talons vertigineux en toute circonstance. Oui, celle-là, et pas une autre, là-bas, plus loin, celle-ci, oui, la futile, celle qui accorde sa tenue aux couleurs de l’automne plutôt qu’à la température ambiante. Celle qui se choisit toujours et encore, même si ses  toilettes lui valent parfois quelques regards abasourdis. Celle qui répugne à se séparer de ses vêtements oubliés parce que se dépouiller d’agréables souvenirs, c’est mourir un peu. Celle qui se déleste d’un porte-manteau brisé avec un pincement au cœur parce qu’un abandon reste un abandon. Celle qui rompt avec son matelas comme on se débarrasse de mauvaises habitudes, avec une grande nostalgie. Celle qui déteste porter des lunettes de vue parce qu’être belle pour soi c’est quand même mieux que de déchiffrer correctement un banal menu pour ne pas malmener son estomac. Celle qui fuit les photographies par peur qu’on lui vole son âme, et puis penche la tête de côté pour apprivoiser son angoisse. Celle qui aime Noël parce que ça brille, tout simplement.

Oui, ils pourraient imaginer qu’elle parle beaucoup pour ne rien dire, cette femme à la peau diaphane dont les prunelles s’embrument quand une gosse malade hésite entre une glace au caramel ou une crêpe au Nutella. Ils pourraient ne rien comprendre au cri primal qui lui échappe quand tout lui tombe des mains. Ne pas voir que je souris quand elle m’avoue murmurer à l’oreille des guêpes ou les poursuivre à l’aide d’un torchon mouillé quand elles se montrent par trop récalcitrantes.

Ils pourraient ne pas comprendre cette amoureuse du vent, qui déteste le froid sibérien et adore les climatiseurs qui chantent alors que la canicule hurle dans ses veines. Celle qui déprime en hiver et rêve de cerisiers en fleurs, celle qui craint la neige parce qu’au-delà de la poésie du paysage il y a les routes verglacées. Celle qui se préfère la tête dans les étoiles pour flirter avec les arcs-en-ciel et puis fuit les forêts par peur des loups. Celle qui aime la mer plus que la montagne, le barbecue plus que le fromage, ce qui ne se pardonne pas si aisément dans un Vieux Pays où le regard se cogne à la roche et aux alpages chaque jour que Dieu fait.

Oui, ils pourraient ne pas concevoir que sur cette terre abrupte se cachent parfois de fragiles lutins qui se rient des fleurs de la St-Valentin et des années qui passent pourvu qu’elles les éclaboussent par leur intensité. Qui portent sur le monde un regard différent parce qu’ils le voient à travers le prisme de grandes lunettes roses. Qui croient au FC Sion comme au HC Sierre parce que c’est une religion de l’enfance et qu’on ne renie pas son enfance quand on se souvient du goût des fraises écrasée. Qui roulent en bison futé et prononcent des incantations magiques pour éviter les bouchons et puis rêvent de geler la malfaisance. Des lutins qui adorent les desserts surtout quand ils rendent les dents violettes. Qui arrêtent leur voiture devant un écureuil qui s’enfuit. Et puis voient leurs plantes mourir parce qu’ils les aiment, et que les arroser c’est le leur prouver, encore et encore, jusqu’à la mort annoncée.

Ils pourraient s’étonner face à une créature d’un autre siècle, qui a des valeurs mais déteste les codes pour mieux les oublier. La bonne élève qui adore les gommettes et achète donc sans sourciller les nouveaux sacs poubelles blancs quand d’autres les font fabriquer en série en Serbie. Oui, ils ne la comprennent toujours pas, celle qui fuit la gratuité si elle implique des lourdeurs administratives. Celle qui se désespère face aux messages vocaux auxquels elle ne peut répondre dans un open space peu propice à l’intimité. Celle qui se désole face aux voix numériques qui la font attendre en musique parce qu’elle apprécie les contacts humains plus que la froide efficacité. Celle qui préfère apporter des chocolats à ses hôtes plutôt que porter sa culpabilité en bandoulière.

Ils la refusent peut-être, celle qui pense que lire le journal chaque matin est une oasis de paix plutôt qu’un instant consacré aux brutalités ambiantes. Celle qui revendique le droit de dîner seule pour se plonger dans un livre. Celle qui s’enrhume quand elle voit des familles manger en silence parce que squattées par les réseaux sociaux. Celle qui peine avec l’allemand parce que le verbe, le verbe doit toujours être au centre.

Mais moi, je lui souris chaque semaine. Et c’est beaucoup, c’est une rencontre avec un elfe qui croit que mourir c’est prendre son envol pour un ailleurs inconnu. C’est un instant partagé parce que lire c’est toujours un plaisir, mais rencontrer la sensibilité un bonheur. Et je l’envie, celle qui pleure un père aux yeux si clairs qu’il parvient à lui souhaiter une belle vie alors qu’il abandonne la sienne, lui laissant en héritage l’amour des mots, et le pouvoir de dire.

Dire qu’une enfance sous les bombes c’est une horreur. L’excision, le viol, la maltraitance, une terrible tragédie. L’inégalité salariale, un scandale. Les addictions aux jeux comme au téléphone mobile, une aliénation.

Oui, je lui souris, à celle qui peine à s’extraire chaque matin de son lit malgré le chant des oiseaux, à celle qui se perd si souvent dans ses pensées. A celle qui joue avec les syllabes et les voyelles pour mieux colorer sa vie et la nôtre. A celle qui confesse que l’amour, c’est savoir unir des symphonies contraires.

Christine Savioz est une plume qu’on savoure parce que sa légèreté n’est qu’apparente. Et qu’elle déshabille le monde avec une tendresse rare.

2 pensées sur “Christine Savioz déshabille le monde avec une tendresse rare

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