YVES GAUDIN, En vérité

(PAR BEATRICE RIAND)

 

YVES GAUDIN, En vérité

Oyez, oyez, le vin nouveau est arrivé !

 

Et croyez-moi, le Valais nous offre là un nectar des plus prometteurs. A déguster sans modération, chuchote-t-on dans les cercles avertis.

Le peuple du Vieux Pays s’offre le luxe de produire de très grands vins, sans presque jamais les exporter, puisque nous avons, dit-on, la gorge en pente. Et le cœur fort égoïste dans ce domaine. Mais cette cuvée-ci s’est vue remarquée à Paris et aussitôt embarquée par une Héloïse d’Ormesson fort avisée… voilà donc un petit Suisse qui s’en va gaiement sur les chemins pour prendre d’assaut la Ville des Lumières. Observez-le, sur la quatrième de couverture, il est penché, bien là mais déjà loin, avec nous encore mais en partance, il n’est jamais trop tard pour mourir. Il a été choisi, celui qui ressemble à un Christ descendu de la croix, il est l’élu du troupeau. Avouons-le, depuis le foudroyant succès de Joël Dicker, tous les Suisses se sont mis fébrilement à l’écriture, tous les Suisses se sont mis à produire des polars à gogo. Avec du sang, des couteaux, des faux héros. Yves Gaudin occupe une place à part dans cette marmelade parfois bien indigeste : s’il a conservé les ingrédients du polar, les meurtres bien ragoûtants et un commissaire à l’âme rebelle, sans oublier quelques scènes osées parce que le cul ça plaît toujours, tout cela sur fond de trafic d’organes, on oublie tout, croyez-moi, dès qu’on se frotte à cette écriture à la jubilation toute rabelaisienne. On oublie tout, on se fiche de ce qu’il dit, pourvu qu’il le dise. Ce qui compte ici, c’est la langue, la jouissance du verbe. Yves Gaudin est en cela le digne héritier de Frédéric Dard, le grand oublié de la littérature française, celui qu’on a méprisé à tort et puis oublié. Le digne héritier, oui, et non un simple imitateur.

Mais revenons à nos moutons, saisissez-vous de votre verre, et par le pied s’il-vous-plaît car cela influera sur l’endroit où le vin arrivera dans votre bouche. Et oui, les capteurs d’acidité ou de sucré ne se situent pas aux mêmes endroits. Il y a autant de façons de déguster que de dégustateurs, dit-on, mais tout le monde s’accorde pour dire qu’avant de se ruer sur un verre pour en avaler gaillardement son contenu, sans autre excuse que la soif, il convient d’abord de humer délicatement le breuvage. Le premier nez est généralement peu puissant, mais il permet de repérer les défauts majeurs. Ici, pas de goût de bouchon, rassurez-vous. Si vous feuilletez le livre au hasard, vous tomberez ici ou là sur un phrasé qui interpelle ou qui déconcerte. Il vous faut donc aérer le vin maintenant, afin qu’il s’ouvre, et que ses arômes se décuplent pour contenter le deuxième nez. Vous ouvrirez alors le livre à la première page, « tous les matins, je traverse la route les yeux fermés. C’est un rituel. Je n’y peux rien. Alors que d’autres se bourrent la gueule ou trompent leur femme, moi c’est la route qui est mon juge, mon destin, ma révérence bientôt ». Et c’en est fini de vous, oui, vous voilà prisonnier, pas le choix, plus le choix que de plonger.

C’est le moment le plus exaltant, vous pouvez déguster. N’oubliez pas de tourner le vin en bouche, pour le décrypter totalement, et ne pas omettre certaines de ses caractéristiques. Dans le cas qui nous intéresse, l’attaque est bien présente, puissante mais souple et ô combien attirante. Et puis la robe est si belle, qui annonce un vin bien charpenté malgré son jeune âge.

En milieu de bouche se déploient les saveurs, ce qui nous permet alors d’analyser plus finement la texture du vin. Cette écriture qui se déploie librement, dans un processus que l’auteur, en parfait lacanien, revendique ouvertement comme inconscient. Comment la raconter ? Une telle écriture ne se raconte pas, elle se savoure. Dans un rythme parfois haletant, avec une alternance de phrases courtes et de phrases longues. C’est une écriture de l’énumération et de la répétition, qui enchaîne les assonances comme les allitérations, ce qui semble paradoxal puisque le narrateur affirme par ailleurs très doctement que « la répétition n’est jamais qu’un orgueil qui se présente trop tôt »… Une écriture faite de notes qui mènent la sarabande, oui, ça ne s’oublie jamais, la musique, peut-être parce qu’ « une mère qui chante, c’est la vie qui se déshabille », certainement parce qu’on a joué autrefois avec Ibrahim Maalouf sur la scène du Montreux Jazz Festival. Il y a le rythme, mais aussi les sons. Les mots, les notes, même combat pour qu’ils chantent à nos oreilles. Qu’ils chantent, oui, sans le pathos habituel qui accompagne souvent les textes les plus défavorisés. Ici, le « on » est roi, comme le « ça », se réjouit Brecht, l’adepte de la distanciation, qui applaudit, « une fois, on s’est arrêté, pas en colère, non, rien du tout, juste si on pouvait m’aider, et puis on est reparti ». Il y a peu de noms, beaucoup de fonctions, un préfet, un ministre, un médecin, un procureur, un juré, des avocats.

L’amateur éclairé repérera donc aisément les goûts fruités, mais c’est un vin équilibré que celui-ci. Et rapidement entrent en bouche d’autres saveurs, afin d’atteindre l’harmonie entre toutes les substances. Le goût sucré s’accompagne par conséquent d’un goût plus citronné. La distance permet la lucidité, permet de supporter la dégradation des corps. Dans ce récit, les corps débordent de partout. Le narrateur nous présente certes un portrait peu complaisant de sa propre personne, « maintenant je ne suis rien. La mémoire en passoire, les bras comme des nouilles, à trembler de misère, mes chagnottes dans un bocal, mes pantalons souillés », mais il n’épargne pas plus les autres personnages, les victimes comme les policiers, sur le plan physique comme sur le plan psychologique. Son supérieur en prend pour son grade, « la fierté lui sortait par les boutons de chemise », comme l’adjudant, « un vicieux à gueule de cheval, trois quarts bourrin et du poil dans les oreilles, à nous rayer l’envie sur l’asphalte ». Les journalistes ne sont que des « pisse-copies », le procureur ne sait bien que se dandiner, les jurés ne sont qu’une meute à la moralité hypocrite et dans le monde de la justice se vautrent les « consanguins », incapables de réussir sans copiner à toute voilure. Oui, « ça se recueille bien, les faux-culs », ça se ressemble toujours, ça se rassemble toujours, les cliques de mauvais acabit, qui osera affirmer le contraire ?  Il y a donc toujours quelque chose qui ne va pas, dans cette galerie de portraits si peu flatteurs, il y a toujours un ventre pansu à en vomir, de la morve qui coule ou un doigt dans le nez, un appareil dentaire qui fait zozoter, un trou dans le chemisier, des yeux d’épervier, des taches brunes sur les mains, des grandes gueules ou des culs-de-poule, des cheveux gras ou encore un teint trop pâle. Les masses populaires n’y coupent pas non plus,  l’acide est bien présent quand Yves Gaudin décrit cette foule vide qui traîne et ronchonne, en pyjama rapiécé devant la télé, « tout la traverse, rien ne la déforme », il décrit des pauvres qui « se surveillent, se copient, se jalousent », n’énoncent que des évidences, « ne produisent que du provisoire ». Des pauvres qui hantent déjà le cimetière, mais sans le savoir. Les champs du repos n’échappent pas plus à l’amertume, « avec toutes ces tombes, à rester là, froides, même pas compatissantes, avec des squelettes dedans, des cadavres déconfits, ou bientôt, demain, la semaine prochaine, décomposés, pourris, abîmés ». La messe est dite, nous sommes des morts-vivants, en attente de la dégradation finale. Seule la tueuse échappe à cette tuerie en masse, ce qui ne manque pas d’ironie, vous en conviendrez.

Parlons-en, de l’ironie féroce, de l’humour décalé, du cynisme assumé, il en faut pour égayer cette marée noire, et cela tombe bien, Yves Gaudin en a à revendre. Quand le commissaire passe son examen d’entrée, on lui demande combien font deux et deux, -il y a du niveau, dites-moi, à Paris !- ce diable répond « Prévert » avant de courir acheter un journal pour se repaître du « malheur des autres », et ensuite philosopher à loisir, « c’est peut-être ce qu’on cherche, dans la vie, à voir jusqu’où on peut être salaud pour enfin savoir qui on est ». Quant à l’une des victimes, la voilà caricaturée en deux coups de cuillère à pot, «depuis son divorce, celle qui tenait le plus à lui, c’est la bouteille ». Yves Gaudin semble également avoir la volonté de nous livrer quelques pensées amères, mais si joliment tournées qu’on leur pardonne leur froide lucidité. Jugez-en par vous-même, vous ne vous promènerez pas impunément dans ces ruines,  « on n’est jamais aussi lâche qu’avec les siens », ou encore « on nourrit les corps, pas les chagrins ». Peut-être certaines vous sembleront-elles plus difficiles à avaler, « un seul cœur, ce n’est pas assez pour toute une vie » ou à oublier, « comme c’est absurde, la vie, tant qu’on la laisse tranquille, on a le sentiment de l’avoir manquée, et si on la fait transpirer, elle n’est que douleur et emmerdements ».

Arrive enfin la finale, vers quelles saveurs le vin évolue-t-il ? et surtout, combien de temps le vin persiste-t-il en bouche ? Croyez-moi, vous détecterez un goût minéral longtemps après avoir avalé la dernière goutte. Il y aura des odeurs de calcaire, de silex, de caillou mouillé. Une sensation de vibration, des perceptions presque salines. Parce qu’Yves Gaudin fait souffrir les corps, pas seulement dans le meurtre ou dans l’acte sexuel, ce serait trop facile, mais tout au long du récit. « Paris gondole sous la chaleur. Ça suffoque de partout, ça respire mal », la ville se consume donc, les personnages dégoulinent en permanence.

Le Valaisan sollicite presque tous les sens, sauf la vue, parente pauvre de cette littérature sensorielle : on ne voit jamais l’important, ici, le regard se détourne parce que voir c’est forcément ne plus pouvoir oublier. Le commissaire ne possède donc aucune photographie de la femme de sa vie, laquelle s’est donné la mort – et oui, on est macabre ou on ne l’est pas- … Pourtant, c’est bien la vue qui vous permettra de vous plonger dans ce roman, un roman noir – une couleur qui n’en est pas une, soit dit en passant –  et elle seule, suprême ironie, encore et toujours, ou comment me rire du lecteur sans que peut-être il ne s’en aperçoive !

Quant aux autres sens, ils seront exacerbés, mais rarement dans un objectif positif. L’oreille est suractivée par le musicien, vous vous en doutez. Il y a les sons naturellement, « cui cui fait un oiseau », les cris des enfants, et puis des chansons, « Alouette, je te plumerai », un orgue de Barbarie, un impromptu de Chopin, une chanteuse et des choristes, une pianiste, mais aussi un robinet qui goutte, des planchers qui craquent et des chaises qui gémissent. Mais il y a surtout les bruits de la ville, incessants, qui vous martyrisent les oreilles, « les pavés qui sifflent », les talons qui claquent, les pas qui crissent sur le gravier, un hélicoptère qui vrombit dans le ciel, la sirène d’une ambulance qui déchire le silence. Sans oublier le métro, « ce tube qui fermente, ce boyau qui explose, un intestin qui pète, qui éructe, qui s’époumone ». L’enfer ne saurait s’ignorer. Dans ce brouhaha, un seul répit, c’est lorsque les coupables font l’amour que le bruit devient un opéra.

Les odeurs ne sont pas négligées, les rues sont parfumées, oui, il y a de la myrrhe et de l’encens, paraît-il. Mais ces senteurs peinent à nous faire oublier qu’elles baignent dans les miasmes putrides de la sueur et de la transpiration des personnages qui se côtoient sans jamais se comprendre, sans jamais véritablement se connaître. L’odeur chante la mort, encore, et l’annonce sans fioritures aucunes : c’est l’odeur de la pisse et du sang dans les asiles, une odeur chimique dans les laboratoires, une odeur de cochon grillé quand les parents d’Alana font une rencontre explosive, une odeur fade et grasse quand une victime se frotte à son assassin. Une odeur âcre durant l’agonie physique, une odeur triste et dégradante lorsque le tribunal fait la peau du commissaire.

Le toucher et le goût ne sont pas en reste, très présents dans les scènes assez crues de sexe, durant lesquelles la bouche se montre très active et explore tous les orifices, et aspire, et engloutit, et suffoque alors que les mains explorent, les corps se collent, les cheveux s’ébouriffent, les joues s’effleurent. Mais c’est une dégustation que diantre, et le goût l’emporte. N’oublions pas que les trois victimes auront les langues coupées avant de vomir leur bile et de s’effondrer, alors que le commissaire déguste une langue de veau aux câpres pour se débarrasser des métaux lourds dans sa bouche, après avoir tué sa mère dans un bel élan d’amour filial. Et puis les chiens se reniflent le derrière, l’odeur des vieux s’apparente à du tout à l’égoût, la pisse ne pouvant masquer la solitude immense, au seuil de la mort.

La finale est minérale, parce que nous sommes poussière, et que poussière nous redeviendrons. C’est un roman sur la mort qui nous guette tous, cette chienne enragée, raison pour laquelle vous ne serez pas prêt d’oublier ce cépage, même s’il ne s’épanouit que dans l’orage.

On dit qu’un vin est grand s’il évolue bien en bouche. Si les sensations perdurent même après l’avoir goûté. Si vous gardez en bouche une sensation de vibration, et de dynamisme. Croyez-le ou pas, vous garderez en mémoire cette écriture étonnante de modernité, et ce qu’elle nous raconte. Vous vous rappellerez de ce funambule qui vous saoule de bruits, de sensations et de saveurs, toutes plus désagréables les unes que les autres. Yves Gaudin, fort de ses compétences de docteur en psycho-pathologie clinique est un sadique qui ne s’ignore pas, dont l’écriture jubilatoire ne vise qu’à plonger joyeusement le lecteur dans la plus noire des dépressions.

J’ignore si ce roman plaira à la multitude, mais ce qui est certain, c’est que ce petit Valaisan qui a tout du très grand bonhomme, ancien trompettiste professionnel par ailleurs, fait aujourd’hui une entrée fracassante dans le monde de la littérature.

 

Vernissage du livre et dédicaces, ce samedi, à La Liseuse, à Sion, dès 16 heures

 

5 pensées sur “YVES GAUDIN, En vérité

  • 24 janvier 2020 à 19 h 40 min
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    Félicitations à Yves Gaudin pour ce livre, son parcours!
    J’ai hâte de le lire et d’être peut-être au vernissage demain.
    Et Béatrice Riand comment dire? Je bois tes paroles, tes écrits, bravo,
    chapeaux à vous!
    Nicole

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    • 25 juillet 2021 à 14 h 45 min
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      Je lis « En vérité » et « Trop tard » pour mourir et j’ai commrncé à lire Philippe Denis « Chemins Faisant ». Nacisse Paz continue de lire le beau livre de Béatrice Iand. J’aurais préféré Baudelaire heureux.

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    • 28 juillet 2021 à 20 h 47 min
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      I slowly re-read En Vèritè, and was overcome with astounishment and warmth and such a new vision a « love story » as Yves Gaudin saw it.
      It is and remains his incredible lyrical achievement, and for me this incorporates the elements of love and compassion. Yves Gaudin’s own particular form of music set to words, a sonatina as a story.
      His main character is highly, poetically and dramatically the center point of the whole of ‘life’, and with the other charecters in short eternal or passing on the stage of life, there, then, unforgettable and coming out in the end, no more diminished than at the beginning. Greatness granted them by Yves Gaudin’s art.

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  • 30 juillet 2021 à 12 h 41 min
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    J’ignorais que la renommée du livre « En Vérité «  de Yves Gaudin ait déjà franchi les limites de l’espace francophone et fût traduit en anglais…! ?

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