Céline Zufferey : Nitrate… ou à la recherche du temps perdu

Après avoir participé à une table ronde autour de la littérature et du sport au Salon du Livre de Genève, me voilà invitée à boire un café par Laure Mi Hyun Croset, une écrivaine genevoise dont l’écriture est d’une rare élégance. A ses côtés, je reconnais une enfant du Vieux Pays.

Cette jeune femme, qui publie son deuxième roman chez Gallimard, Nitrate, est un talent dont j’avais privé ma bibliothèque pour des raisons qui tiennent à l’ignorance la plus crasse. Et à une certaine forme de sidération. Quelle est cette météorite qui atterrit dans la plus illustre des maisons d’édition ? J’imagine alors un verbe incandescent, mais lorsque je feuillette son premier livre, je m’en détourne après quelques secondes, déçue de ne pas y déceler la flamboyance que ma bêtise m’avait promise.

Après une demi-heure passée avec Céline Zufferey, je réalise pourtant que sa profondeur ne peut que trouver un écho en moi. Que je commets une grave erreur en projetant sur elle ce que j’attends d’un écrivain estampillé Gallimard, le Saint Graal des Saints Graals. Je me hâte donc d’acheter son roman. Et puis je laisse la poussière le recouvrir peu à peu. La femme m’avait plu, et si son livre ne me plaisait pas ? Les semaines s’empilent, Nitrate s’étonne de me voir si peu empressée à le découvrir. Tu verras, elle écrit de belles chroniques, avait promis Laure. Peut-être, mais… et si son livre ne me plaisait pas ? J’avais souri, dit oui, oui, oui, pour ne froisser personne et puis le temps, le temps m’emmure dans la honte. On ne faillit pas à la parole donnée.

J’entame ma lecture. Je découvre Alice Guy. Une pionnière du cinéma. La première femme réalisatrice, qui passera une grande partie de sa vie à rechercher ses films pour que ses pairs ne méprisent plus son regard visionnaire dans l’histoire du 7e Art. Je m’attache à cette femme, oui. Je la vois, productrice prolifique, qui œuvre en France comme aux Etats-Unis. Pasionaria désespérée, no pasarán, qui comme Dolorès Ibárruri en d’autres temps, en d’autres lieux, pour une autre cause, perdra son combat. Le nitrate de cellulose n’épargne pas les pellicules anciennes, les fims flammes ne peuvent être sauvés quand ils prennent feu, les œuvres d’Alice Guy ont donc pour la plupart disparu. Mais je vous le dis, peu importe Alice Guy, même si son parcours ne peut que fasciner. Celle qui compte, c’est Constance.

Constance qui, à la faveur de ses tristes lendemains, s’enferme dans une salle de montage, protégée par la faible lueur d’une lampe qui embrasse son enfance. Constance, dont le métier de monteuse lui permet de manipuler le temps et l’espace. Constance, qui apprend qu’Alice aurait aimé gravir le Mont Blanc et se décide à lui offrir cette ascension puisqu’une autre reconnaissance, légitime, lui est refusée. Constance, qui cherche des films où Alice apparaît, rencontre des conservateurs, des forains, des collectionneurs. Constance, qui brave le temps avec ses maigres offrandes.

Constance, dont le prénom révèle les qualités de persévérance. Oui, c’est elle qui compte. C’est elle qu’on caresse du regard, elle qu’on aimerait protéger du monde extérieur qui la terrifie. Parce que passer son temps à vérifier qu’il n’y a pas de danger, passer son temps à se laver les mains et puis à recommencer, se doucher avec frénésie pour se débarrasser de la poussière des autres et puis prendre garde à ne pas mettre les pieds enfin propres sur le sol, ce n’est pas l’existence qu’elle mérite, non. Constance évite la vie par peur de s’y perdre. Ou par crainte de ne savoir en dessiner clairement les contours. Constance, lucide, partout empêchée, cernée, assiégée, épuisée, se prosterne devant sa propre angoisse.

Une angoisse qu’elle apprivoise peu à peu durant cette quête parce que, vous comprenez, elle lutte pour une autre. Elle se bat pour une femme d’un autre siècle, que la postérité a malmenée. Si Alice a perdu ses films, elle-même a perdu la paix et cherche maintenant à la reconquérir dans ce pèlerinage de l’incertitude. Constance affronte maintenant l’inconstance de l’Histoire, cette fourbe aux sept voiles qui retient un nom après en avoir rejeté un autre. La jeune femme d’aujourd’hui se reconstruit donc en ancrant le passé d’une légende dans un présent qu’elle écrit, image après image, avec la ferme volonté de fissurer le silence.

Ne vous égarez pas dans ce chemin qui serpente entre bois ombrés et douces rivières… ce n’est pas Constance qui vous est racontée, c’est l’intranquillité qui part à la recherche du temps perdu. Si vous prêtez une oreille attentive, vous entendrez alors une voix perlée qui peint la nostalgie, une voix diaphane qui dévoile le drame mais sans verser une seule larme. Une voix qui révèle l’importance des petits riens, dans l’urgence de dire, dire une vie, encore, dire une vie. L’écriture traduit un immense chagrin avec des phrases lapidaires, parfois réduites à leur plus simple expression, un infinitif poignant, un mot qui crie sa solitude. Et puis la ponctuation qui disparaît.

Vous entendrez une voix qui réfléchit sur les enjeux et les pièges de la narration, que relater, qu’écarter. Une voix qui regrette les vies tues et cherche à leur rendre hommage puisque l’Histoire n’est rien de plus qu’une trame usée, trouée, trop fragile pour tenir face aux assauts du temps.

Ce n’est pas un simple roman que nous offre Céline Zufferey, c’est un texte sur la perte des certitudes, l’Histoire oublie les siens. Face à cet amer constat, il nous incombe de fouiller les décombres pour remonter jusqu’aux origines, la vie est à résoudre.

Si Laure Mi Hyun Croset bâtit des cathédrales, Céline Zufferey nous emmène dans une plus modeste demeure. Mais ne vous y trompez pas, le silence des chapelles vous transporte d’aussi belle manière.  

J’ai aimé la femme, j’ai aimé le livre. Et cela aussi, c’est une belle histoire.

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