VADE RETRO PATRIARCAS. UN CRI POUR LA VIE

Le mal a sa métaphore. Celle du serpent qui susurre à l’oreille des paroles doucereuses pour endormir sa proie. Il agit de même sur nos souvenirs. Notre cerveau les retravaille sans cesse pour qu’ils nous apparaissent comme supportables. Après une agression, l’un des premiers sentiments qui s’installent chez la victime est celui d’une irréalité. Ce qui a fondu sur elle ne devrait pas exister, aurait dû la tuer et pourtant elle est là, gisante, mais vivante encore. Si elle ne parle pas, si on ne la soigne pas, bientôt la violence qu’elle a subie devient l’égal d’un cauchemar qu’elle ne sait plus comment traduire dans la réalité. Le mal a gagné. Il peut recommencer sur elle, sur d’autres, selon ses ambitions. 

Le mal recommence toujours si on ne l’arrête pas. Il ne craint ni sa proie ni les éventuels témoins de sa persécution.  Chez ces derniers, s’ils ne réagissent pas immédiatement, le processus de déréalisation opère plus vite encore que sur la victime. Il en va de leur responsabilité et dès lors, il vaut mieux que le monstre n’en soit pas un, qu’il leur ressemble plus qu’ils ne ressemblent à sa proie, sinon ils auraient dû l’arrêter ; sinon ils en sont les complices ; sinon ils en sont les victimes eux aussi, puisqu’il leur a imposé un narratif qui modifie leur réalité et leur identité à la fois. Leur intégrité morale s’en voit corrompue. Le doute bénéficie toujours à l’agresseur, jamais à sa victime. Le doute transforme des innocents en bourreaux. 

Le mal « demande toujours un acte d’allégeance au mensonge »*. La violence s’installe dès lors en loi. La proie se retrouve isolée, fragilisée, acculée et accusée qu’elle ose briser le silence ou non. Sa précarité devient un piège que d’autres repèrent et exploitent pour leur propre bénéfice. La victime que l’on contraint à rester dans cette posture perd peu à peu son statut d’être humain pour rejoindre le rang des sous-hommes : ceux qu’on peut frapper sans que personne ne s’en offusque puisqu’ils sont déjà brisés ; ceux à qui ont peut ôter toutes qualités ; ceux enfin chez qui on peut soupçonner tous les vices puisqu’on leur aurait volé leur vertu ; dès lors nos dérives n’en sont plus, car nous les considérons comme étant légitimes. 

Si le mal revêt différents visages et la violence qui en découle des formes tout aussi diverses, son arme de prédilection demeure le mensonge, soit cette réécriture perpétuelle des faits jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de vérité, autrement dit, plus d’air pour personne. Il n’y a pas besoin d’agir pour participer au grand jeu de la violence. Il suffit de fermer les yeux quand la foudre tombe et de se réjouir qu’elle ne nous frappe jamais en particulier. De se convaincre ensuite que nous, nous aurions su l’éviter ou la contenir, car la foudre s’attire toujours un peu, dit-on.  

Ceci en va dans les familles comme dans la rue et les bistrots, ceci en va au travail. Quand le mal s’insinue, il pervertit tous ceux qu’il croise sur son chemin. Plus les temps deviennent austères, plus il est facile pour lui de se faufiler entre tous les principes humanistes qui nous régissent par beaux temps, s’ils existaient. Les rapports sociaux ne sont plus tolérés que dans leur verticalité, sauf quand il s’agit de s’unir contre une proie. Il y a la hiérarchie établie et celle qui s’organise à chaque échelon de manière informelle. La mécanique du pouvoir reproduit de façon insidieuse ce que nous avons connu à l’école déjà : chaque classe a son mouton noir pour encaisser les coups, quelqu’un à balancer à sa place quand on sent l’orage arriver, à accabler si d’autres le font pour nous ou ignorer. 

Le mal détourne l’attention pour s’ancrer toujours plus naturellement dans les esprits. L’effet de groupe est l’un de ses leviers les plus puissants. La souffrance qu’on inflige ensemble se banalise d’autant plus aisément. La faiblesse que l’on pointe, celle que l’on crée, devient le problème, alors que les mécanismes qui l’attisent structurent les rapports humains. 

Depuis l’Internet et l’avènement des réseaux sociaux, l’effet de groupe est d’autant plus facile à produire. Le système entier est créé pour que nous évoluions dans des boucles d’intérêts qui aspirent tout oxygène de nos réflexions, soit de la nuance. Si l’objectif premier de ses algorithmes est commercial, les dérives sectaires et politiques qui y naissent n’ont jamais été aussi redoutables, organisées en niches et, paradoxalement, aussi unies à travers les nations. Les raisonnements s’y renforcent à défaut de la raison. Les comportements changent avec eux. Le mal trouve dans cette extrémité une infinité de voies nouvelles pour y déverser sa violence. Il frappe aussi bien en privé qu’à l’échelle collective.

Comme dans toutes propagandes, le mensonge fonctionne essentiellement par slogan et images fortes. Tout humour devient raillerie. L’agression directe en est d’autant facilitée qu’elle se cache derrière l’excuse de la virtualité. Ce déni de réalité ressemble plus à celui de soldats qui se dissimulent sous le poids de leur hiérarchie pour commettre des exactions qu’à un manque de conscience de l’effet produit sur leurs victimes quand ils les insultent, les diffament, les humilient. Lorsque le harcèlement numérique tourne à la traque dans le réel aussi, summum de la lâcheté, l’agresseur pousse sa proie à l’autodestruction pour lui échapper. Il y a des suicides d’enfants qui sont en réalité des assassinats. Combien d’adultes y succombent ? On en parle peu.  Nous devrions. 

Quand le sadisme se décomplexe sur la toile grâce à l’anonymat, il creuse un sillon profond dans la réalité tangible aussi. Les monstres se démultiplient en se désensibilisant de leur propre violence. Bientôt, ils expriment leurs idées et les imposent autour d’eux. C’est une première étape. La suivante : tout débat devient impossible et avec lui une solution démocratique. Déjà plane l’ombre de la peste brune. Des vagues d’agresseurs prêtes à se déchaîner sous couvert d’une idéologie : le nationalisme. Un poison qui tue les États en pervertissant leurs lois. Le mensonge gagne jusque dans les tribunaux. Le crime devient la norme et l’extermination, sa finalité. Le mal triomphe.

Et le mal triomphe dans les pays que la colonisation a pillés quand les milices de Wagner opèrent aux yeux de tous leurs exactions sans qu’aucun État ne s’en offusque. Les gouvernements concernés non seulement les tolèrent, mais  invitent leurs bourreaux. La corruption opère sa magie. L’extermination n’est pas systématique encore, mais confier le sort de noirs à des suprématistes blancs qui, dans leur pays, s’élèvent contre une immigration massive des noirs – leur culture ne serait déjà plus assez blanche à leur goût – n’augure rien de bon pour ces populations. Pour les nôtres qui ne veulent rien voir, non plus. Il n’y a pas que le noir, l’arabe et le slave qui sont une proie. Il y a le juif, le gay, l’handicapé et l’humaniste aussi. Tous les esprits libres et ivres de leur liberté. 

Aujourd’hui encore, dans les pays où le nationalisme gagne, les écrivains et les artistes sont les premiers à être muselés, quand ils ne sont pas emprisonnés, déportés ou exécutés. Dans nos États de droits, ils disposent encore de cette liberté, mais en usent-ils lorsqu’ils ont recours à des sensitives Reader’s pour garantir leur propre autocensure, ou plus communément encore, quand ils se cachent derrière un devoir commercial, sous le joug de leurs éditeurs, agents et producteurs, pour ne plus prendre de risque du tout ni sur la forme ni sur le fond ? C’est une autre façon pour le mal d’opérer, quand il endort dans le confort ceux qui devraient s’élever contre lui. 

Une autre est de multiplier à l’infini des voix qui n’ont rien à dire tout en restreignant toujours plus le nombre de canaux d’expression. Le monde littéraire et artistique devient alors un lieu de pouvoir comme un autre. Il s’agit d’abord de plaire aux puissants pour exister. Difficile dans ce contexte de résister. Il n’y a déjà plus d’air. Mais l’artiste et l’écrivain résistent malgré tout. L’art et la littérature résistent à travers eux ! Dès lors qu’ils confondent le vice, ils le dénoncent. Qu’ils évoquent de grands secrets de famille, de petits troubles entre voisins, des conflits géostratégiques ou des guerres interplanétaires, ils mettent en lumière le mensonge qui transforme peu à peu la violence en loi. Quand ils soulignent la beauté du monde, cette humanité unie et prête à relever tous les défis, là aussi, ils se dressent contre le mensonge. 

L’artiste et l’écrivain portent en eux cette vérité qui les dépasse : l’art et la littérature sont plus grands qu’eux, incorruptibles, toujours aux aguets. Ils doivent embrasser cette vérité et tout lui sacrifier, sinon le mal triomphera et il n’y aura plus d’art, plus de littérature. L’humanité suffoquera, le monde que la violence aura créé avec elle. « Dès lors que le mensonge sera confondu, la violence apparaîtra dans sa nudité et dans sa laideur. »* Le serpent aura beau susurrer à nos oreilles, il demeurera une fable qui nous préserve de sa perfidie, quelques lignes dans un livre qui ne sera plus jamais une arme lui non plus. 

*Alexandre Soljenitsyne, LE CRI (discours du prix Nobel 1970)

Texte de Christelle Magarotto, journaliste, écrivain, survivante et ermite.
Illustration de Caspar Luyken, « Adam and Eve hide from God », Amsterdam, 1712.

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