Architecte de l’existence : Un entretien rare avec Miquel de Palol

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A plusieurs reprises, L’1Dex a eu l’occasion de faire référence à l’oeuvre magistrale d’un écrivain, romancier et poète catalan, Miquel de Palol, notamment en lien avec son époustouflant roman « Le Jardin des sept crépuscules ». Nous reprenons ici une interview majeure faite récemment par George Salis pour The Collidescope.

George Salis : Votre père, Pierre de Palol, était archéologue. Son travail dans ce domaine a-t-il eu un effet sur vous pendant votre enfance ? Pensez-vous qu’il y ait un chevauchement ou un pont entre la passion de votre père pour l’archéologie et votre passion pour l’architecture et la littérature ?

Miquel de Palol : Sans aucun doute. Qu’on en soit conscient ou non, l’environnement de l’enfance a un effet, et souvent plus important si on le rejette que si on l’accepte. Mais on se construit sa propre histoire, et l’effet est pour le moins discutable. Mon père et ma mère avaient un caractère très fort, et j’ai tout de suite senti que je devais faire mon propre chemin, ce qui ne m’empêche pas de reconnaître et d’être reconnaissant de la chance d’avoir accès à la culture classique et à une manière de comprendre l’activité intellectuelle. C’est une chose dont j’ai pris conscience au fil des années.

GS : Dans le film Columbus (réalisé par Kogonada), un personnage fait référence à une citation de l’architecte américain James Polshek : « L’architecture est un art de guérison. » J’ai entendu cette phrase à propos de la littérature. Pensez-vous que ce sentiment s’applique aussi bien à la littérature qu’à l’architecture ? Pourquoi ou pourquoi pas ?

MP : Il me semble que c’est une affirmation trop large pour être évaluée en quelques mots. Cela dépend de l’architecture, y compris du contexte, et de la littérature. La littérature et l’architecture sont des disciplines qui ont de nombreux aspects artistiques en commun, mais qui présentent une différence substantielle. On vit dans une maison, mais pas dans un livre, sauf par métaphore, ce qui n’a rien à voir. Actuellement, les humains ne peuvent pas vivre sans maison, mais (heureusement ou malheureusement, c’est à chacun de nous de décider) nous pouvons vivre sans livre.

GS : Croyez-vous en un « Architecte » de l’existence, ou considérez-vous que l’apparence d’organisation du cosmos est illusoire ?

MP : J’essaie d’adopter le scepticisme ou, si vous préférez, le doute systématique [note du traducteur : je pense qu’il fait ici référence au doute cartésien]. Malgré les progrès scientifiques, nous, les humains, avons toujours tendance à identifier tout être capable de conscience et de décision à nous-mêmes. Les dieux sont très humains, y compris dans leur arbitraire et leurs caprices. Il faudrait approfondir la question de savoir si l’on peut attribuer le titre d' »architecte de l’existence » à l’expansion de l’énergie. D’autre part, je n’oserais pas affirmer que la réalité dans son ensemble n’est pas illusoire.

GS : La construction de El jardí dels set crepuscles (Le jardin des sept crépuscules, traduit du catalan par Adrian Nathan West) comporte huit récits imbriqués. Qu’est-ce qui a guidé votre vision de cette structure ? Vous êtes-vous inspiré d’autres formes littéraires emboîtées, telles que Les Mille et une nuits ?

MP : L’inclusion d’histoires à l’intérieur d’autres histoires est une grande tradition au-delà des Mille et une nuits. Le Décaméron, Les nouvelles Mille et une nuits de Stevenson, et bien d’autres. Le modèle le plus proche du Jardin des sept crépuscules est Le manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki, dont je me suis inspiré pour faire de chaque histoire une entité à part entière, capable d’être lue séparément comme un conte, mais simultanément l’ensemble des contes, comme dans une mosaïque, forme une seule histoire en soi.

GS : Le roman est une forme d’art assez amorphe, car sa construction peut varier considérablement. Du très digressif Moby Dick au « joint de Sierpinski » de l’Infinite Jest de David Foster Wallace, en passant par le dodécaèdre de votre roman The Troiacord, les permutations sont pratiquement infinies. Pouvez-vous nous en parler ? Par ailleurs, la liberté de cette forme est-elle en partie la raison pour laquelle vous êtes passé de la poésie au roman ?

MP : Contrairement à une idée reçue, le problème du romancier lorsqu’il aborde une nouvelle œuvre n’est pas la panique face à la feuille blanche. Tout, y compris l’absence, est matière à des milliers de pages. Un écrivain qui manifeste un manque d’inspiration (auquel je ne crois pas) n’a sûrement pas trouvé le meilleur moyen de s’exprimer. Je considère que l’acte de narration est assis sur un tabouret à trois pieds : planifier, rejeter et ordonner. En ce qui concerne le passage de la poésie au roman, il s’est fait naturellement et logiquement. Pour exprimer ce que je voulais à ce moment-là, j’avais besoin d’un autre moyen et je l’ai trouvé. Mais je n’ai pas cessé d’écrire et de publier de la poésie.

GS : À propos du Troiacord, une traduction anglaise de cette œuvre en cinq volumes est en cours. Avez-vous des attentes ou des espoirs quant à la réaction des lecteurs anglophones ? Y a-t-il un moyen pour les lecteurs de se préparer, ou est-il préférable de se plonger immédiatement dans le roman ?

MP : Je suis (à nouveau) sceptique quant aux indications et aux guides concernant la lecture, entre autres, parce que le public des lecteurs est très diversifié et qu’un aspect qui peut en attirer certains peut en effrayer d’autres. L’expérience avec cette édition de The Garden of Seven Twilights est qu’une partie du public nord-américain lit avec beaucoup de liberté intellectuelle, sans traîner les ombres et les préjugés qui gênent parfois les lecteurs européens. Cela ne veut pas dire qu’un groupe est meilleur que l’autre, ils sont simplement différents. Dans ce sens, et avec toute la prudence possible, j’attends beaucoup de la prochaine édition d’El Troiacord. D’ailleurs, il n’y aura pas sept volumes, cinq suffiront.

GS : Outre El jardí dels set crepuscles (Le jardin des sept crépuscules), si vous pouviez traduire l’un de vos romans dans toutes les langues, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

MP : On a toujours une affection particulière pour le dernier enfant. Ce serait Boötes. [À propos de ce roman apocalyptique de 1280 pages, Palol a déclaré à Ara : « Au début, on voit clairement qui commande, mais plus tard, ce n’est plus le cas. À ce stade, le roman fonctionne comme une allégorie de notre époque, dans laquelle les hommes politiques ne décident plus de rien, mais sont les employés des véritables maîtres. Au XIXe siècle, nous savions qui étaient ces maîtres. Aujourd’hui, nous ne le savons plus. Nous ne pouvons pas savoir si ce sont vraiment les riches Forbes qui dirigent ou s’il y a quelqu’un d’encore plus puissant qu’eux derrière tout cela. Le peuple ne peut pas se révolter parce qu’on ne sait plus qui est coupable. […] « Au centre [du roman], il y a un grand vide, qui serait le moi qui représente le personnage principal. Je l’ai appelé Arthur parce que c’est l’étoile principale de la constellation Boötes…. »].

GS : Vous êtes devenu président de l’Associació d’Escriptors en Llengua Catalana (Association des écrivains collégiaux de Catalogne) en 2011. Pouvez-vous me parler du travail que vous avez accompli à ce poste et de l’association en général ?

MP : L’AFIC est une association de défense des droits des écrivains. J’ai accepté ce poste pour apporter mon aide, mais aussi pour sortir de la tour isolée qu’est l’étude du poète. Je garde un excellent souvenir de cette période qui m’a permis de connaître et de me lier d’amitié avec de nombreuses personnes de valeur, de participer activement à la discussion de nouvelles lois et d’organiser des événements littéraires.

GS : Comment compareriez-vous le catalan et l’espagnol ? Et l’anglais ?

MP : Le catalan et l’espagnol sont des langues romanes assez proches, qui s’influencent mutuellement. Tous les Catalans connaissent et parlent l’espagnol, mais très peu d’Espagnols connaissent et parlent le catalan. Mais il s’agit là d’une question sociopolitique qui n’a pas grand-chose à voir avec la littérature. L’italien, le français, le sarde, le corse, le romanche et le roumain (avec une grande variété de dialectes) appartiennent au même groupe, et il est relativement facile, avec un minimum de bonne volonté, pour les locuteurs de ces langues de se comprendre. L’anglais appartient à une autre famille linguistique, mais il a une caractéristique commune avec le catalan : toutes deux sont les langues les plus monosyllabiques de leur environnement, ce qui constitue un avantage important pour la traduction, en particulier dans le domaine de la poésie.

GS : Quel est le recueil de poésie ou le roman que vous avez lu et qui, selon vous, mérite d’être lu par un plus grand nombre de personnes ? Pourquoi ?

MP : Le monde est plongé dans le remplacement de la prescription littéraire par le marché, ce qui, à mon avis, sera dévastateur pour l’écriture en tant qu’art. Il ne restera que le divertissement, c’est-à-dire rien. Puisqu’il est question de « mériter », je n’ai pas de doute : les collections de classiques grecs et latins.

GS : Pouvez-vous me parler de vos influences en matière de science-fiction ? Y a-t-il des livres ou des films qui vous ont particulièrement inspiré ?

MP : Selon moi, il existe des écrivains extraordinaires qui dépassent largement le domaine de la science-fiction. En premier lieu, je citerais Stanislav Lem, un grand conteur de « l’autre », qui plonge profondément, comme peu d’autres, dans l’essence de l’humanité. Je placerais Robert Heinlein, Arthur Clarke, Philip K. Dick, Bradbury, Herbert et Asimov dans des catégories similaires. Sur le plan cinématographique, 2001 : l’Odyssée de l’espace, Solaris (la version originale de Tarkovsky), Alien, Total Recall et, dans un autre ordre d’idées, Star Trek.

GS : Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?

MP : Un nouveau recueil de poèmes vient de paraître, Dies Claríssims de Síria. Je termine un nouveau roman, Abans Més Que Encara, et prépare le suivant, Viatge al Tibet, en plus de deux études en collaboration : l’une sur la musique (concrètement, sur la réception de l’œuvre de Bach à travers le temps), l’autre sur l’architecture.

Miquel de Palol

Miquel de Palol, né à Barcelone en 1953, est l’une des voix les plus respectées des lettres catalanes contemporaines. Architecte de métier, il a commencé à publier de la poésie à 19 ans et a publié en moyenne un livre de vers par an avant de publier en 1989 El jardí dels set crepuscles, le roman que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre. L’auteur affirme qu’il considère cette première œuvre de fiction narrative comme une continuation des thèmes abordés dans ses poèmes antérieurs. Remarquablement prolifique, Palol a publié une quarantaine de livres, y compris des œuvres de fiction, des contes pour enfants et des essais, et collabore fréquemment à la presse espagnole et catalane.

George Salis

George Salis est l’auteur de Sea Above, Sun Below. Ses œuvres de fiction ont été publiées dans The Dark, Black Dandy, Zizzle Literary Magazine, House of Zolo, Three Crows Magazine et ailleurs. Ses critiques ont été publiées dans Isacoustic, Atticus Review et The Tishman Review, et son article scientifique sur les mécanismes du mal naturel a été publié dans Skeptic. Il travaille actuellement sur un roman encyclopédique intitulé Morphological Echoes. Il a enseigné en Bulgarie, en Chine et en Pologne. Il est lauréat du prix Tom La Farge pour l’écriture innovante. Retrouvez-le sur Facebook, Goodreads, Instagram, Twitter et à l’adresse www.GeorgeSalis.com.

Stéphane Riand

Licencié en sciences commerciales et industrielles, avocat, notaire, rédacteur en chef de L'1Dex (1dex.ch).

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