LE PREMIER CHAPITRE DE « J’AURAIS PREFERE BAUDELAIRE HEUREUX »

J’AURAIS PRÉFÉRÉ BAUDELAIRE HEUREUX – CHAPITRE 1 – ELLE

 

Tu es ma religion. Ma silencieuse.

Je t’observe depuis des années. Je te vois, je te vis. Je te regarde, je me regarde.

Une façade peu avenante, délavée par le temps. Un peu blanchâtre, un peu jaunie. Des yeux aveugles, des iris à la transparence déchue que traversent les chats errants du quartier qui viennent s’y réfugier pour y trouver la paix que la rue ne permet pas. Une carcasse vide qui résonne pourtant de leurs querelles intestines.

Un toit de guingois, sur lequel nichent les mouettes dont les cris perçants vous agacent. Ou pas. Une végétation qui s’enracine, bouscule les tuiles. Les fait chuter parfois, et alors elles se brisent.

C’est une maison blanche, entourée d’une végétation disparate, qui s’écroule lentement, victime de l’indifférence générale. On ne l’entend pas se plaindre, non, on la voit qui s’affaisse un peu plus chaque jour. Elle lutte bravement contre les intempéries, cherche à retenir les volets qui claquent et la giflent lorsque la tramontane s’en vient. Elle se débat entre les pins qui l’enserrent et l’étouffent un peu plus à chaque heure qui passe. Résiste depuis presque un siècle. Seule. D’abord face à la mer. Puis face à toutes les tourmentes d’automne. Entourée sans l’être vraiment.

Il y a bien un mur, mais fragile.

Derrière, un vieil immeuble blanc, imposant. Il la protège du vent et des embruns. Devant, des petites villas, des chalets comme les appellent encore aujourd’hui les vieilles familles qui en disposent toujours. Et se connaissent toutes.

Dans l’une d’elle, juste en face, vit un écrivain, fils d’un archéologue célèbre, lui-même fils d’un poète reconnu. Il a un fils. Et naturellement, il écrit, mais pour le théâtre. Une famille qui ne vit que pour l’art et la pensée. A chaque génération, un talent. Pour l’archéologue, il fut hélas contrarié : il aurait souhaité ne vivre que pour la sculpture, mais sa mère refuse qu’il se perde dans le Paris des Années Folles, et fraye avec la bohème cosmopolite, et s’enivre avec Picasso, Braque ou Modigliani dans les gais cafés de Montmartre. Plutôt que plonger en lui-même pour fouiller ses propres entrailles, il éventre donc la terre. Et son fils, poète et écrivain, un temps architecte, construit aujourd’hui ses œuvres comme un bâtisseur de cités antiques, dans lesquelles il égare ses lecteurs avec une joyeuse perversité.

A un jet de pierre vit celle qui fut sa muse. Celle qui lui résiste toujours, par plaisir ou par dépit, nul ne le sait, elle encore moins. Ils s’aiment donc, puis se séparent, depuis près de quatre décades. L’un ne se marie pas, l’autre le fera par deux fois, pour mieux le contrarier. Mais jamais la relation ne s’interrompt vraiment. Lui, jeune, l’observe qui lit sous le porche, et tous les jours lui glisse un poème qu’elle s’empresse d’oublier. Elle, vive, joyeuse, croquant la vie sous toutes ses formes, ne comprend rien à cet homme si déroutant, qu’elle croit prisonnier de ses livres alors qu’il y libère au contraire toute la puissance d’un esprit fécond. Il la veut chez lui, entre trois colonnes d’ouvrages poussiéreux, avec le silence qui convient pendant qu’il pense à ce qu’il va écrire ou écrit ce qu’il pense, elle veut danser le tango, porter des lunettes rouges, des lunettes bleues, sortir et voyager, parler encore, parler toujours et puis rire et ne s’occuper de rien. Alors il trouve l’amour ailleurs, dans les yeux verts de la poésie magnifiquement rebelle mais sans jamais renier la beauté des temps passés, et puis s’invente un quotidien enchanteur, fait de matins partagés, autour d’un café, entre deux feuilles sur lesquelles ils griffonnent tous deux la magie de ce voyage.

Plus loin, d’autres mondes.

Et le mien.

Elles sont là, mes gamines. Avec moi, sur la plage que je foulais enfant. C’est la même mer, le même lieu, mais les années ont passé par là.

Il y a des lustres de cela, j’habitais dans le vieil immeuble blanc, le temps des étés. Je suis dans les bras de ma mère, aux côtés de ma grand-mère. Et de mon arrière-grand-mère. Tout près d’elles. Je souris au photographe du jour. Il y a le grand frère, et un oncle. Trop de monde. Il y a eu d’autres appartements parce que la famille s’agrandit et que le premier n’y suffit plus.

Des décennies plus tard, j’y suis revenue. J’y ai retrouvé la vieille concierge. Je lui ai demandé de m’aider à y acheter un nid, un refuge. Et je l’ai trouvé, haut perché, au dernier étage. Devant moi, les pins. A moins de cent mètres, la plage de ma prime enfance. Elle m’a entendue. Et me voilà, avec mes filles, sur le sable doré.

Et me voilà, sur le balcon, à l’observer, elle, depuis des années.

 

 

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