Le Beau Monde, de Laure Mi Hyun Croset … tout un chacun s’y reconnaîtra !

C’est un mariage aristocratique qui s’annonce, par une merveilleuse journée estivale. Mais la mariée ne se présente pas à l’église où l’attendent des invités policés et les noces, Seigneur, les noces seront annulées. Mais pas le banquet, vous n’y pensez pas, pas le banquet durant lequel les convives se laisseront aller à des confidences plus aigres que douces sur la fiancée qui abandonne devant l’autel un charmant jeune homme à la double particule, double particule qu’il rêve de lui offrir et qu’elle piétine avec un manque de savoir-vivre qui réjouit secrètement tout un entourage joyeusement perfide. Peut-on imaginer plus retors qu’un non-mariage durant lequel on festoie avec force postillons tout en tentant vaille que vaille de cerner la personnalité de celle qui impose sa présence par l’absence ?

C’est une femme magnifique qui écrit ce roman, il faut le savoir, le comprendre, la chercher. L’entrapercevoir seulement et pourtant elle est partout dans ces lignes qu’elle nous offre, y compris dans ses nombreuses contradictions. C’est une femme forte, une femme puissante. Lucide. Une femme qui virevolte parmi les voyelles, joue avec les consonnes. Une femme qui manie le verbe comme personne. Elle le sculpte, le cisèle, et puis l’observe. Recommence. Guette le rythme pour mieux le surprendre, le prendre dans ses filets. Le retenir en vain et puis le poursuivre à plein galop. Le lecteur tournera la dernière page essoufflé peut-être, mais indubitablement soufflé par la maestria de cette Diane chasseresse.

Une maestria qui va bien plus loin que le rythme, bien plus loin que le verbe. Laure Mi Hyun Croset pense, Laure Mi Hyun Croset lit, et sa formation académique la différenciera toujours des simples conteurs qui privilégient une trame simpliste peut-être efficace mais souvent stérile. Au-delà de l’articulation habile du texte et de son architecture complexe, au-delà des nombreuses allusions à des monuments de la littérature ou du cinéma, il y a en filigrane une abondance de références. Le Beau Monde est en effet un roman polyphonique, qui se nourrit de multiples influences souterraines. Louise est une Tartuffe des temps modernes, et l’imposteur de Molière ne renierait certainement pas cette ambitieuse, parfois fourbe, souvent hypocrite, qui semble porter un masque en permanence. Et puis, Le Beau Monde est bien un roman bâti comme une pièce de théâtre classique, qui respecte les trois unités d’action, de lieu et de temps. Mais Louise appartient également à la mythologie balzacienne : la Comédie humaine ne témoigne-t-elle pas, tel Le Beau Monde, de la dégradation d’une société qui se disloque par la faute d’une ambition et d’un individualisme démesurés ? Le Beau Monde est un roman d’apprentissage, comme Le Père Goriot, car Louise comme Eugène effectue de constants va-et-vient entre deux mondes qui s’ignorent, avec un désir forcené d’appartenir au premier et une affection marquée pour le second malgré un rejet viscéral, et ce périple social fera leur éducation. Lorsqu’Eugène lance à la capitale son fameux défi, « A nous deux maintenant », on imagine aisément Louise le crier à la face du ciel lorsqu’elle abandonne le beau monde et s’enfuit de son hôtel une valise à la main pour emprunter un taxi. Un nouveau chemin. Et ceci parce qu’elle préfère l’aventure à la mort, parce qu’elle refuse la destinée tragique de l’héroïne flaubertienne dont les sentiments se sont pétrifiés alors qu’elle se noyait dans une existence immobile, entre profond ennui et exécration abyssale. Le Beau Monde nous offre pourtant, comme Madame Bovary, une analyse fouillée et minutieuse d’une ambition que les désirs contrarient et une observation patiente des caractères. Ces deux livres ont par ailleurs le scandale comme dénominateur commun, à deux siècles de distance. Sans oublier le terrible jugement social qui poursuit les deux héroïnes lorsqu’elles se trouvent à découvert. Et c’est alors que l’on se remémore Garcin, qui, dans Huis clos, avoue que tous ces regards le mangent. Le héros de Sartre se retrouve à son corps défendant, physiquement et constamment, en pleine lumière. Louise, quant à elle, choisit l’exercice de son plein gré, pour une période limitée. Pour tous deux, cependant, « L’Enfer, c’est les autres », et peut-être que dans le texte si dense de Laure Mi Hyun Croset doit-on deviner la raison de la fuite de Louise uniquement dans les creux de l’écriture. Peut-être que les modifications progressives de la personnalité de l’héroïne demandent, comme le texte de Michel Butor, une implication du lecteur, qui cherche constamment ses marques, se voit dans l’obligation de s’adapter à une écriture exigeante pour reconstruire la personnalité d’une femme qui ne cesse de se fragmenter et de se contredire à travers les portraits qu’en dressent les différents protagonistes. Il lui faut donc interpréter les anecdotes, décortiquer les moindres détails d’une anatomie psychique que les convives dissèquent à volonté mais à tort et à travers parce que leur prisme est incomplet, parce que la destinée humaine quant à elle est multiple et constamment en évolution, et Louise par essence un être protéiforme. Il faut donc traquer les indices pour résoudre l’énigme. Et aboutir à la conclusion que nous en formons part.

Le Beau Monde est une démonstration de virtuosité car il révèle une grande aptitude au beau langage et dévoile une autre façon de percevoir le monde. On voit tout, à travers le regard de Laure Mi Hyun Croset. On comprend, rien ne nous échappe.

Oui, Laure Mi Hyun Croset chasse le mot secret, celui qu’on aimerait taire ou ignorer. Elle construit son texte comme une cathédrale, mais une cathédrale à l’architecture inversée, qui plonge au plus profond de nos entrailles. Elle avoue avec une perverse jouissance ce que tout un chacun sait, ce que tout un chacun préfère oublier.

Le beau monde est là, en pleine apnée sociale, qui se réunit pour un événement très codifié dont l’ordonnance s’écroule à mesure que s’écoulent les heures et le champagne, dans un grand désarroi merveilleusement feint. Les invités forment une assemblée disparate, beau monde à la morgue ancestrale et petit peuple qui cherche vainement à lui ressembler, selon qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre des deux familles, et tous se voient contraints de cohabiter dans un espace restreint sans que le mépris de l’un n’explose à la face du second. Oui, le beau monde est là,  mais dès la première page, des indices de sa putréfaction apparaissent, l’organiste nous offre un organisme à l’apparence délabrée et joue en boucle le même morceau alors que le fiancé attend sa bien-aimée devant l’autel, comme un imbécile.

Lorsque les codes tombent, les masques ne tardent pas à les imiter. Nous assisterons à une véritable curée au fur et à mesure que nous plongerons dans les catacombes de la bassesse humaine. Et le pire, c’est que nous nous y reconnaîtrons, mais seulement l’espace d’un instant, avant de remettre avec circonspection ou avec précipitation, c’est selon, notre propre masque. Et alors surgit la certitude immonde, ne nous leurrons pas : le beau monde de Laure Mi Hyun Croset n’est pas celui des aristocrates ou des grands bourgeois, il est le nôtre. Nous baignons tous dans les pieux mensonges, nous appartenons tous au règne des faux sourires.

Oui, il y a un peu de nous dans chacun des personnages, dans la quête avide de reconnaissance sociale comme dans la peur d’être vu sans les fards habituels qui nous recouvrent pour embellir ce qui ne le mérite pas ou ce qui n’existe pas. Et parfois, et souvent, l’on s’y perd. On se perd.

Laure Mi Hyun Croset, par le biais de son roman, nous force à contempler nos plus ignobles petitesses, mais elle le fait avec une élégance absolue. C’est une vieille âme qui s’adresse à nous par le biais d’un conte cruel. Et peut-être n’ignore-t-elle pas la correspondance qu’Auguste Villiers de L’Isle-Adam adressa un jour à son ami Mallarmé : « Le fait est que je ferai du bourgeois, si Dieu me prête vie, ce que Voltaire a fait des cléricaux, Rousseau des gentilshommes et Molière des médecins ». Et si cet aristocrate a écrit Le Plus beau dîner du monde avec l’ambition affichée d’être, dit-il, le « portier de l’Idéal » à travers une analyse des passions humaines, Laure Mi Hyun Croset et ses noces se raillent non pas seulement de l’esprit étriqué des bourgeois matérialistes et des aristocrates en pleine dégénérescence morale, mais également des travers de tout un chacun avec un grand sens du tragique et une profonde sensibilité. Avec une seule ambition, ouvrir la porte sur une plus grande lucidité de ce qui constitue le fondement de l’être humain. Des êtres qui fonctionnent souvent par imitation et donc risquent de perdre leur âme au nom d’une ambition qui les tue à petit feu.

Reste la fuite.

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