Made in Korea

(Par Béatrice Riand)

Laure Mi Hyun Croset n’égare jamais sa fine silhouette dans les dédales de l’ordinaire. Son regard acéré refuse le banal attendu. Sa plume élégante se joue toujours de nos attentes.

Dans Le beau monde (Albin Michel, 2018), l’écrivaine genevoise brosse un portrait en creux d’une roturière qui dédaigne une noce aristocratique, au grand dam de nobliaux outrés qui s’empressent alors de cracher une bile jouissive tout au long d’un banquet somptueux que, mariage ou pas, il s’agit de ne pas perdre. La nuit s’acharne à tuer l’aube, la nuit voit les invités s’enivrer à grands frais et pérorer sur cette mariée pour le moins discourtoise puisqu’elle abandonne sans mot dire son promis sur les marches de l’autel. Au fil de ces heures sombres, le lecteur averti comprend peu à peu que ce n’est pas la jeune femme dont on fait le procès, auquel par ailleurs elle ne daigne pas assister. C’est bien la société qui est mise sur la sellette. Une société féroce qui, malgré la multiplicité des points de vue, ne parvient pas à rendre compte de la complexité humaine.

Avec Made in Korea (BSN Press & Editions Okama, 2023), Laure Mi Hyun Croset nous promet aujourd’hui le Pays du matin frais, le Pays du matin calme. La mécanique semble implacable puisqu’annoncée en toutes lettres. Laure Mi Hyun Croset nous promet le monde, l’Asie, Séoul. Un certain dépaysement. Une incursion dans l’univers policé du taekwondo. Une culture, une mentalité, une langue, une nourriture, mâtinées d’exotisme. Pourtant, c’est bien d’un autre voyage dont il s’agit, intérieur. Secret. Inavoué.

Le personnage principal se révèle être un énigmatique sans-nom d’origine coréenne, adopté par une famille normande bon teint. L’anti-héros par excellence. Un concepteur de jeux vidéo de 35 ans qui s’avachit devant son écran à longueur de journée. Un angoissé aux fesses charnues qui soigne un mal-être chronique en dressant entre lui et les autres un véritable mur de chair et en appliquant à son existence étroite les systèmes qui lui permettent d’exister dans la vie virtuelle. Lorsqu’un examen médical révèle qu’il souffre de diabète, il se résout enfin à agir. Ou à réagir. Il s’inscrit dans une salle de sport en Corée, réserve un vol et une auberge miteuse. Clame haut et fort qu’il choisit cette destination parce que sur ces terres on se nourrit frugalement et qu’il lui faut maigrir, et non, non, non, en aucun cas il ne se met à la recherche de ses parents biologiques. Le nier avec force, c’est pourtant déjà l’avouer. Il ne part peut-être pas en quête de ses origines mais il part à la rencontre de son moi premier. Menacé dans son intégrité physique, cet enfant qui ne se dit pas refuse la mort annoncée et se rend là où pour lui tout a commencé. Dans la matrice mère. Comme Laure Mi Hyun Croset a dévoré des livres, visionné des films où pullulent les anti-héros, avant de se rendre en personne à Séoul pour documenter Made in Korea, et parce qu’on écrit toujours sur soi, le personnage se procure un essai sur la société coréenne, un Lonely Planet qui l’aidera à découvrir the special city et un ouvrage sur le taekwondo.

Un sport mystérieux qui se pratique dans un uniforme truffé de symboles, le dobok, appelé aussi le vêtement de la voie. Le cercle pour le ciel, le carré pour la terre, le triangle pour l’homme. Et c’est bien de cela dont il s’agit pour notre héros, apprivoiser sa propre géographie. S’envoler vers sa patrie pour devenir un homme. Un vrai. Pas un sportif émérite, non. Pas un obèse qui perd les kilos comme d’autres leur virginité, avec la fougue d’un archevêque. Non. Un homme qui assume qui il est, ni tout à fait d’ici ni tout à fait de là-bas, un déraciné qui se dévêt de son « corset mental », accepte sa différence comme sa finitude et donc crée des liens avant que le grand vertige ne l’emporte. Un homme qui réalise que l’enfance n’a qu’un temps, que ce temps est compté et qu’il lui appartient de ne plus en perdre avant d’y éparpiller ses cendres. Un homme qui s’attache à la vie, noue une amitié improbable mais précieuse et s’ancre enfin dans le monde réel.

Ne vous y trompez pas, Made in Korea n’est pas un banal carnet de voyage. Made in Korea est un livre sur la vie. Sur le sens de la vie. C’est donc à la fois un ouvrage universel et sensuel. Il offre certes à ses lecteurs de merveilleux paysages, il titille leur odorat comme leur goût en décrivant de nombreux plats, mais il les invite au premier chef à chanter l’existence et à réaliser que les coups qu’elle leur inflige ici-bas importent peu du moment qu’ils engrangent suffisamment de force pour se réinventer ailleurs.

C’est un ouvrage qui pointe le soleil mais n’aborde que la lune, encore une fois. Un champagne très travaillé dont les bulles ne peuvent s’évaporer parce qu’une gravité intime le leur interdit.

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Références :

Laure Mi Hyun Croste, Made in Korea, Editions BSN Press & OKAMA, 2023

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